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Oyiwen ed tanemertPage mise à jour le 9 mars 2018 vers 20h50 TUC    


Sommaire
Chapitre IerChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VI
Chapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XChapitre XIChapitre XIIChapitre XIII

Pour afficher une présentation, placer le bouton gris en haut de l'écran puis le curseur de la souris sur le bouton.

____________Le texte et ses variantes
Présentation : le texte et ses variantes

___Quatre états successifs du texte ont été pris en compte dans ces pages :
  1. le manuscrit [qui comporte des lacunes dans les chapitres VII, VIII, IX, XI et XII] ;
  2. l'édition en feuilleton : chapitres VII à XIII publiés dans La République des Lettres
    ____[les chapitres I à VI parus dans Le Bien public semblent introuvables] ;
  3. l'édition originale de janvier 1877 ;
  4. la soixante-huitième édition, de 1879, dont on a considéré qu'elle donnait le texte définitif du roman.
___L'ensemble de ces documents peut être consulté et téléchargé sur le site de la BNF à partir de la page d'accueil de Gallica  en entrant dans la zone de recherche Zola Assommoir puis en cliquant sur la loupe (hors de la liste déroulante).
___On dispose donc, selon les passages, de trois ou quatre versions ; le texte s'affichant par défaut ci-dessous reproduit (dans toute la mesure du possible) l'état final du manuscrit.
___Quand toutes les versions dont on dispose sont d'accord, le texte est en gris ; quand le manuscrit diffère de l'édition définitive, le texte est en ocre ; dans ce cas, si l'on place dessus le curseur de la souris, le texte définitif se substitue à celui du manuscrit ; la couleur de ce texte alternatif varie selon la persistance du manuscit dans les versions imprimées :

manuscritfeuilletonédition originaleédition de 1879Suppression
texte du manuscrittexte définitiftexte définitiftexte définitif  
texte du manuscrittexte du manuscrit *texte définitiftexte définitif  
texte du manuscrittexte du manuscrit *texte du manuscrit *texte définitif  

Cas particuliers_______________________* ou texte du feuilleton si le manuscrit manque
q.si le manuscrit comporte un passage supprimé dans la versions définitive, l'espace occupé par ce passage
_est remplacé par une bande de couleur (voir la colonne de droite dans le tableau ci-dessus) ;
w⊂⊃ signale un ajout dans le texte imprimé ; placer dessus le curseur de la souris pour afficher ce texte ajouté ;
e[÷÷] passage illisible (tache, déchirure) ;
r changement de paragraphe propre au manuscrit ;
t texte  passage biffé dans le manuscrit (sans être remplacé) mais qu'il a paru intéressant de restituer ;
yles autres cas font l'objet d'une note explicative.
uenfin, on trouvera dans cette annexe toutes les précisions utiles (ou inutiles) sur les principes adoptés.
NB- Pour que le texte change, il faut parfois déplacer le curseur le long de la ligne.

____________Chronologie et lieux
Présentation : chronologie et lieux

___Les pages sont traitées pour afficher diverses informations contextuelles.
Cliquer sur un passage quelconque affiche une bulle indiquant la date à laquelle le passage est censé se dérouler ;
NB- L'affichage de ces bulles repose sur un script publié par Olivier Hondermarck (on peut trouver ce script, parmi bon nombre d'autres, à cette adresse  [⇒]).
  • Cliquer sur une mention de lieu affiche une carte permettant de situer ce lieu et ceux qui l'environnent (dans le texte comme dans l'espace) ;
    NB1- malgré tous les efforts, certains noms traversent  la carte affichée ;
    NB2- dans ces cartes, les noms en italiques signalent les lieux dont la localisation exacte n'a pas pu être établie ;
    NB3- dans le texte ci-dessous, il n'est évidemment pas possible de marquer et traiter un nom déjà marqué comme variante textuelle ; dans ce cas, le nom est suivi de [¶] ; la carte s'affiche en cliquant sur cette marque.
  • En bas à droite de l'écran, un cartouche vertical permet d'afficher les deux principaux plans, de deux façons :
     Carte…  Affichage
    GdO du quartier de la Goutte d'Or[←] dans la même fenêtre et le même onglet
    gm de la grande maison[⇒] dans une nouvelle fenêtre ou un nouvel onglet

NB-une annexe  [⇒] de la page des cartes  contient diverses explications et discussions complémentaires.


Goutte d'Or
Goutte d'Or - nouvel onglet
Grande maison
Grande maison - nouvel onglet
Chapitre III

Gervaise ne voulait pas de noce. À quoi bon dépenser de l’argent ? Puis, elle restait un peu honteuse ; il lui semblait inutile d’étaler le mariage devant tout le quartier. Mais Coupeau se récriait : on ne pouvait pas se marier comme ça, sans manger un morceau ensemble. Lui, se battait joliment l’œil du quartier ! Oh ! quelque chose de tout simple, un petit tour de balade l’après-midi, en attendant d’aller tordre le cou à un lapin, au premier gargot venu ; et pas de musique au dessert, bien sûr, pas de clarinette pour secouer le panier aux crottes des dames. Histoire de trinquer seulement, avant de revenir faire dodo chacun chez soi.
___Le zingueur, plaisantant, rigolant, décida la jeune femme, lorsqu’il lui eut juré qu’on ne s’amuserait pas. Il aurait l’œil sur les verres, pour empêcher les coups de soleil. Alors, il organisa un pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste,
au Moulin d’argent, boulevard de la Chapelle. C’était un petit marchand de vin dans les prix doux, qui avait un bastringue au fond de son arrière-boutique, sous les trois acacias de sa cour. Au premier, on serait parfaitement bien. Pendant dix jours, il racola des convives, dans la maison de sa sœur, rue de la Goutte-d’Or : M. Madinier, mademoiselle Remanjou, madame Gaudron et son mari. Il finit même par faire accepter à Gervaise deux camarades, Bibi la Grillade et Mes Bottes : sans doute Mes Bottes levait le coude, mais il avait un appétit si farce, qu’on l’invitait toujours dans les pique-nique, à cause de la tête du marchand de soupe en voyant ce sacré trou-là avaler ses douze livres de pain. La jeune femme, de son côté, promit d’amener sa patronne, madame Fauconnier, et les Boche, de très braves gens. Tout compte fait, on se trouverait quinze à table. C’était assez. Quand on est trop de monde, ça se termine toujours par des disputes.
___Cependant, Coupeau n’avait pas le sou. Sans chercher à crâner, il entendait agir en homme propre. Il emprunta cinquante francs à son patron. Là-dessus, il acheta d’abord l’alliance, une alliance d’or de douze francs, que Lorilleux lui procura en fabrique pour neuf francs. Il se commanda ensuite une redingote, un pantalon et un gilet, chez un tailleur de la
rue Myrrha, auquel il donna seulement un acompte de vingt-cinq francs ; ses souliers vernis et son bolivar pouvaient encore marcher. Quand il eut mis de côté les dix francs du pique-nique, son écot et celui de Gervaise, les enfants devant passer par-dessus le marché, il lui resta tout juste six francs, le prix d’une messe à l’autel des pauvres. Certes, il n’aimait pas les corbeaux, ça lui crevait le cœur de porter ses six francs à ces galfatres-là, qui n’en avaient pas besoin pour se tenir le gosier frais. Mais un mariage sans messe, on avait beau dire, ce n’était pas un mariage. Il alla lui-même à l’église marchander ; et, pendant une heure, il s’attrapa avec un vieux petit prêtre, en soutane sale, voleur comme une fruitière. Il avait envie de lui ficher des calottes. Puis, par blague, il lui demanda s’il ne trouverait pas, dans sa boutique, une messe d’occasion, point trop détériorée, et dont un couple bon enfant ferait encore son beurre. Le vieux petit prêtre, tout en grognant que Dieu n’aurait aucun plaisir à bénir son union, finit par lui laisser sa messe à cinq francs. C’était toujours vingt sous d’économie. Il lui restarestait vingt sous.
___Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariage fut décidé, elle s’arrangea, fit des heures en plus, le soir, arriva à mettre trente francs de côté. Elle avait une grosse envie d’un petit mantelet de soie, affiché treize francs,
rue du Faubourg Poissonnière. Elle se le paya, puis racheta pour dix francs au mari d’une blanchisseuse, morte dans la maison de madame Fauconnier, une robe de laine gros bleu, qu’elle refit complètement à sa taille. Avec les sept francs qui restaitrestaient, elle eut une paire de gants de coton, une rose pour son bonnet et des souliers pour son aîné Claude. Heureusement les petits avaient des blouses possibles. Elle passa quatre nuits, nettoyant tout, visitant jusqu’aux plus petits trous de ses bas et de sa chemise.
___
Enfin, le vendredi soir, la veille du grand jour, Gervaise et Coupeau, en rentrant du travail, eurent encore à trimer jusqu’à onze heures. Puis, avant de se coucher chacun chez eux, soi, ils passèrent une heure ensemble, dans la chambre de la jeune femme, bien contents d’être au bout de cet embarras. Malgré leur résolution de ne pas se casser les côtes pour le quartier, ils avaient fini par prendre les choses à cœur et par s’éreinter. Quand ils se dirent bonsoir, ils dormaient debout. Mais, tout de même, ils poussaient un gros soupir de soulagement. Maintenant, c’était réglé. Coupeau avait pour témoins M. Madinier et Bibi la Grillade ; Gervaise comptait sur Lorilleux et sur Boche. On devait aller tranquillement à la mairie et à l’église, tous les six, sans traîner derrière soi une queue de monde. Les deux sœurs du marié, madame Lorilleux et madame Lerat, avaient même déclaré qu’elles n'iraient pas, que ça ne leur semblaitresteraient chez elles, leur présence n'étant pas nécessaire. Seule maman Coupeau s’était mise à pleurer ; elle voulait y être, elle s'y rendrait plutôt toute seuleen disant qu'elle partirait plutôt en avant, pour se cacher dans un coin ; et on avait promis de l’emmener. Quant au rendez-vous de toute la société, il était fixé à une heure, au Moulin d’argent. De là on irait gagner la faim dans la plaine Saint-Denis ; on prendrait le chemin de fer et on retournerait à pattes, le long de la grande route. La partie s’annonçait très bien, pas une bosse à tout avaler, mais un brin de rigolade, quelque chose de gentil et d’honnête.
___Le samedi matin, en s’habillant, Coupeau fut pris d’inquiétude, devant sa pièce de vingt sous. Il venait de songer que, par politesse, il lui faudrait offrir un verre de vin et une tranche de jambon aux témoins, pour leur faire attendreen attendant le dîner. Puis, il y aurait peut-être des frais imprévus. Décidément, vingt sous, ça ne suffisait pas. Alors, après s’être chargé de conduire Claude et Étienne chez madame Boche, qui devait les amener le soir au dîner, il courut rue de la Goutte-d’Or et monta carrément emprunter dix francs à Lorilleux. Par exemple, ça lui écorchait le gosier, car il s’attendait à la grimace de son beau-frère. Celui-ci grogna, ricana d’un air de mauvaise bête, et finalement prêta les deux pièces de cent sous. Mais Coupeau entendit sa sœur qui disait entre ses dents que « ça commençait bien. »
___Le mariage à la mairie était pour dix heures et demie. Il faisait très-beau, un soleil du tonnerre, rôtissant les rues. Pour ne pas être regardés, les mariés, la maman et les quatre témoins se séparèrent en deux bandes. En avant, Gervaise marchait au bras de Lorilleux, tandis que M. Madinier conduisait maman Coupeau ; puis, à vingt pas, sur l’autre trottoir, venaient Coupeau, Boche et Bibi la Grillade. Ces trois derniers-là étaient en redingote noire, le dos rond, les bras ballants ; Boche avait un pantalon jaune ; Bibi la Grillade, boutonné jusqu’au cou, sans gilet, laissait passer seulement un coin de cravate roulé en corde. Seul, M. Madinier portait un habit, un grand habit à queue carrée ; et les passants s’arrêtaient pour voir ce monsieur promenant la grosse mère Coupeau, en châle vert, en bonnet noir, avec des rubans rouges. Gervaise, très-douce, gaie, dans sa robe d’un bleu dur, les épaules serrées sous son étroit mantelet, prêtait complaisamment l'oreille auxécoutait complaisamment les ricanements de Lorilleux, perdu au fond d’un immense paletot sac, malgré la chaleur ; puis, de temps à autre, au coude des rues, elle tournait un peu la tête, jetait un fin sourire à Coupeau, que ses vêtements neufs, luisant au soleil, gênaient.
___Tout en marchant très-lentement, ils arrivèrent à la mairie une grande demi-heure trop tôt. Et, comme le maire fut en retard, leur tour arrivavint seulement vers onze heures. Ils attendirent sur des chaises, dans un coin de la salle, regardant le haut plafond et la sévérité des murs, parlant bas, reculant leurs siéges par excès de politesse, chaque fois qu’un garçon de bureau passait. Pourtant, à demi-voix, ils traitaient le maire de fainéant ; il devait être pour sûr chez sa blonde, à se frictionner sa goutte ; peut-être bien aussi qu’il avait avalé son écharpe. Mais, quand le magistrat parut, ils se levèrent respectueusement. On les fit rasseoir. Alors, ils assistèrent à trois mariages, perdus dans trois noces bourgeoises, avec des mariées en blanc, des fillettes frisées, des demoiselles à ceintures roses, des cortèges interminables de messieurs et de dames sur leur trente-et-un, l’air très comme il faut. Puis, quand vint leur touron les appela, ils faillirent ne pas être mariés, Bibi la Grillade ayant disparu. Boche le retrouva en bas, sur la place, fumant une pipe. Aussi, ils étaient encore de jolis cocos dans cette boîte, de se ficher du monde, parce qu’on n’avait pas de gants beurre frais à leur mettre sous le nez ! Et les formalités, la lecture du code, les questions posées, la signature des pièces, furent expédiées si rondement, qu’ils se regardèrent, se croyant volés d’une bonne moitié de la cérémonie. Gervaise, étourdie, le cœur gonflé, appuyait son mouchoir sur ses lèvres. Maman Coupeau pleurait à chaudes larmes. Tous s’étaient appliqués sur le registre, mettantdessinant leurs noms en grosses lettres boiteuses, sauf le marié qui avait tracé une croix, ne sachant pas écrire. Ils donnèrent chacun quatre sous pour les pauvres. Lorsque le garçon remit à Coupeau le certificat de mariage, celui-ci, le coude poussé par Gervaise, se décida à sortir encore cinq sous.
___La trotte était bonne
de la mairie à l’église. En chemin, ils s'arrêtèrent dans un petit café pour se rafraîchir. Lesles hommes prirent de la bière, maman Coupeau et Gervaise, du cassis avec de l’eau. Et ils eurent à suivre une longue rue, où le soleil de midi tombait d’aplomb, sans un filet d’ombre. Le bedeau les attendait au milieu de l’église vide ; il les poussa vers une petite chapelle, en leur demandant furieusement si c’était pour se moquer de la religion qu’ils arrivaient en retard. Un prêtre vint à grandes enjambées, l’air maussade, la face pâle de faim, précédé par un clerc en surplis sale qui trottinait. Il dépêcha sa messe, mangeant les phrases latines, se tournant, se baissant, élargissant les bras, en hâte, avec des regards obliques sur les mariés et sur les témoins. Les mariés, devant l’autel, très-embarrassés, ne sachant pas quand il fallait s’agenouiller, se lever, s’asseoir, attendaient un geste du clerc. Les témoins, pour être convenables, se tenaient debout tout le temps, les yeux sur le prêtre ; tandis que madamemaman Coupeau, reprise par les larmes, pleurait dans le livre de messe qu’elle avait emprunté à une voisine. Cependant, midi avait sonné, la dernière messe était dite, l’église s’emplissait du piétinement des sacristains, du vacarme, des chaises remises en place. On devait préparer le maître-autel pour quelque fête, car on entendait le marteau des tapissiers clouant des tentures. Et, au fond de la chapelle perdue, dans la poussière d’un coup de balai donné par le bedeau près de là, le prêtre à l’air maussade promenait vivement ses mains sèches sur les têtes inclinées de Gervaise et de Coupeau, ⊂⊃et semblait les unir au milieu d’un déménagement, pendant une absence du bon Dieu, entre deux messes pour de bonsérieuses. Quand la noce eut de nouveau signé sur un registre, à la sacristie, et qu’elle se retrouva en plein soleil, sous le porche, elle resta un instant là, ahurie et essoufflée d’avoir été menée au galop.
___— Voilà ! dit Coupeau, avec un rire gêné.
___Il se dandinait, il ne trouvait rien ⊂⊃ de rigolo. Pourtant, il ajouta :
___— Ah bien ! ça ne traîne pas. Ils vous envoient ça en quatre mouvements… C’est comme chez les dentistes : on n’a pas le temps de crier ouf ! ils marient sans douleur.
___— Oui, oui, de la belle ouvrage, murmura Lorilleux en ricanant. Ça se bâcle en cinq minutes et ça tient bon toute la vie… Ah ! ce pauvre Cadet-Cassis, va !
___Et les quatre témoins donnèrent des tapes sur les épaules du zingueur qui faisait le gros dos. Pendant ce temps, Gervaise embrassait madamemaman Coupeau, souriante, les yeux humides pourtant. Elle répondait aux paroles entrecoupées de la vieille femme :
___— N’ayez pas peur, je ferai mon possible pour le rendre heureux. Si ça tournait mal, ça ne serait pas de ma faute. Non, bien sûr, j’ai trop envie d’être heureuse… Enfin, c’est fait, n’est-ce pas ? C’est à lui et à moi de nous entendre et d’y mettre du nôtre.
___Alors, on alla droit
au Moulin d’argent. Coupeau avait pris le bras de sa femme. Ils marchaient vite, riant, comme emportés, à deux cents pas devant les autres, sans voir les maisons, ni les passants, ni les voitures. Les bruits assourdissants du faubourg sonnaient des cloches à leurs oreilles. Quand ils arrivèrent chez le marchand de vin, Coupeau commanda tout de suite deux litres, du pain et des tranches de jambon, dans le petit cabinet vitré du rez-de-chaussée, sans assiettes ni nappe, simplement pour casser une croûte. Puis, voyant Boche et Bibi la Grillade montrer un appétit sérieux, il fit venir un troisième litre et un morceau de brie. MadameMaman Coupeau n’avait pas faim, était trop suffoquée pour manger. Gervaise, qui mourait de soif, buvait de grands verres d’eau à peine rougie.
___— Ça me regarde, dit Coupeau, en passant immédiatement au comptoir, où il paya quatre francs cinq sous.
___Cependant, il était une heure, les invités arrivaient. Madame Fauconnier, une femme grasse, belle encore, parut la première ; elle avait une robe écrue, à fleurs imprimées, avec une cravate rose et un bonnet très-chargé de fleurs. Ensuite vinrent ensemble mademoiselle Remanjou, toute fluette dans l’éternelle robe noire qu’elle semblait garder même pour se coucher, et le ménage Gaudron, le mari, d’une lourdeur de brute, faisant craquer sa veste brune au moindre geste, la femme, énorme, étalant son ventre de femme enceinte, dont sa jupe, d’un violet cru, élargissait encore la rondeur. Coupeau expliqua qu’il ne faudrait pas attendre Mes Bottes ; le camarade devait retrouver la noce sur la route de Saint-Denis.
___— Ah bien ! s’écria madame Lerat en entrant, nous allons avoir une jolie saucée ! Ça va être drôle !
___Et elle appela la société sur la porte du marchand de vin, pour voir les nuages, un orage d’un noir d’encre qui montait rapidement au sud de Paris. Madame Lerat, l’aînée des Coupeau, était une grande femme de trente-six ans, sèche, masculine, parlant du nez, fagotée dans une robe puce trop large, dont les longs efiléseffilés la faisaient ressembler à un caniche maigre sortant de l’eau. Elle jouait avec son ombrelle comme avec un bâton. Quand elle eut embrassé Gervaise, elle reprit :
___— Vous n’avez pas idée, on reçoit un soufflet dans la rue… On dirait qu’on vous jette du feu à la figure.
___Tout le monde déclara alors sentir l’orage depuis longtemps. Quand on était sorti de l’église, M. Madinier avait bien vu ce dont il retournait. Lorilleux racontait que ses cors l’avaient empêché de dormir, à partir de trois heures du matin. D’ailleurs, ça ne pouvait pas finir autrement ; voilà trois jours qu’il faisait vraiment trop chaud.
___— Oh ! ça va peut-être couler, répétait Coupeau, debout à la porte, interrogeant le ciel d’un regard inquiet. On n’attend plus que ma sœur ; on pourrait tout de même partir, si elle arrivait.
___Madame Lorilleux, en effet, était en retard. Madame Lerat venait de passer chez elle, pour la prendre ; mais comme elle l’avait trouvée en train de mettre à peine son corset, elles s’étaient disputées toutes les deux. La grande veuve ajouta à l’oreille de son frère :
___— Je l’ai plantée là. Elle est d’une humeur !… Tu verras quelle tête !
___Et la noce dut patienter un quart d’heure encore, piétinant dans la boutique du marchand de vin, coudoyée, bousculée, au milieu des hommes qui entraient boire un canon sur le comptoir. Par moments, Boche, ou madame Fauconnier ou Bibi la Grillade, se détachaient, s’avançaient au bord du trottoir, les yeux en l’air. Ça ne coulait pas du tout ; le jour baissait, des souffles de vent, rasant le sol, enlevaient de petits tourbillons de poussière blanche. Au premier coup de tonnerre, mademoiselle Remanjou se signa. Tous les regards se portaient avec anxiété sur l’œil-de-bœuf, au-dessus de la glace : il était déjà deux heures moins vingt.
___— Allez-y ! cria Coupeau. Voilà les anges qui pleurent.
___Une rafale de pluie balayait la chaussée, où des femmes fuyaient, en tenant leurs jupes à deux mains. Et ce fut sous cette première ondée que madame Lorilleux arriva enfin, essoufflée, furibonde, se battant sur le seuil avec son parapluie qui ne voulait pas se fermer.
___— A-t-on jamais vu ! bégayait-elle. Ça m’a pris juste à la porte. J’avais envie de remonter et de me déshabiller. J’aurais rudement bien fait… Ah ! elle est jolie, la noce ! Je le disais, je voulais tout renvoyer à samedi prochain. Et il pleut parce qu’on ne m’a pas écoutée ! Tant mieux ! tant mieux ! que le ciel crève !
___Coupeau essaya de la calmer. Mais elle l’envoya coucher. Ce ne serait pas lui qui payerait sa robe, si elle était perdue. Elle avait une robe de soie noire, dans laquelle elle étouffait ; le corsage, trop étroit, tirait sur les boutonnières, la coupait aux épaules ; et la jupe, taillée en fourreau, lui serrait si fort les cuisses, qu’elle devait marcher à tout petits pas. Pourtant, les dames de la société la regardaient, les lèvres pincées, l’air ému de sa toilette. Elle ne parut pas mêmemême pas voir Gervaise, assise à côté de madamemaman Coupeau. Elle appela Lorilleux, lui demanda son mouchoir ; puis, dans un coin de la boutique, soigneusement, elle essuya une à une les gouttes de pluie roulées sur la soie.
___Cependant, l’ondée avait brusquement cessé. Le jour baissait encore, il faisait presque nuit, une nuit livide traversée par de larges éclairs. Bibi la Grillade répétait en riant qu’il allait tomber des curés, bien sûr. Alors, l’orage éclata avec ⊂⊃une extrême violence. Pendant une demi-heure, l’eau tomba à seaux, la foudre gronda sans relâche. Les hommes, debout devant la porte, contemplaient le voile gris de l’averse, les ruisseaux grossis, la poussière d’eau volante montant du clapotement des flaques. Les femmes s’étaient assises, effrayées, les mains aux yeux. On ne causait plus, la gorge un peu serrée. Une plaisanterie faiterisquée sur le tonnerre par Boche, disant que saint Pierre éternuait là-haut, ne fit sourire personne. Mais, quand la foudre espaça ses coups, se perdit au loin, la société recommença à s’impatienter, se fâchantfâcha contre l’orage, jurant et montrant le poing aux nuées. Maintenant, du ciel couleur de cendre, une pluie fine tombait, interminable.
___— Il est deux heures passées, cria madame Lorilleux. Nous ne pouvons pourtant pas coucher ici !
___Mademoiselle Remanjou ayant parlé d’aller à la campagne tout de même, quand on devrait s’arrêter dans le fossé des fortifications, la noce se récria : les chemins devaient être jolis, on ne pourrait seulement pas s’asseoir sur l’herbe ; puis, ça ne paraissait pas fini, il reviendrait peut-être une saucée. Coupeau, qui suivait des yeux un ouvrier trempé marchant tranquillement sous la pluie, murmura :
___— Si cet animal de Mes Bottes nous attend sur la route de Saint-Denis, il n’attrapera pas un coup de soleil.
___Cela fit rire. Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenait crevant à la fin. Il fallait décider quelque chose. On ne comptait pas sans doute se regarder comme ça le blanc des yeux jusqu’au dîner. Alors, pendant un quart d’heure, en face de l’averse entêtée, on se creusa le cerveau. Bibi la Grillade proposait de jouer aux cartes ; Boche, de tempérament polisson et sournois, savait un petit jeu bien drôle, le jeu du confesseur ; madame Gaudron parlait d’aller manger de la tarte aux ognons,
chaussée Clignancourt ; madame Lerat aurait souhaité qu’on racontât des histoires ; Gaudron ne s’embêtait pas, se trouvait bien là, offrait seulement de se mettre à table à trois heurestout de suite. Et, à chaque proposition, on discutait, on se fâchait : c’était bête, ça endormirait tout le monde, on les prendrait pour des moutards. Puis, comme Lorilleux, voulant dire son mot, trouvait quelque chose de bien simple, une promenade sur les boulevards extérieurs jusqu’au Père-Lachaise, où l’on pourrait entrer voir le tombeau d’Héloïse et d’Abélard, si l’on avait le temps, madame Lorilleux, ne se contenant plus, éclata. Elle fichait le camp, elle ! Voilà ce qu’elle faisait ! Est-ce qu’on se moquait du monde ? Elle s’habillait, elle recevait la pluie, et c’était pour s’enfermer chez un marchand de vin ! Non, non, elle en avait assez d’une noce comme ça, elle préférait son chez elle. Coupeau et Lorilleux durent barrer la porte. Elle répétait :
___— Ôtez-vous de là ! Je vous dis que je m’en vais !
___Son mari ayant réussi à la calmer, Coupeau s’approcha de Gervaise, toujours tranquille dans son coin, causant avec sa belle-mère et madame Fauconnier.
___— Mais vous ne proposez rien, vous ! dit-il, sans oser encore la tutoyer.
___— Oh ! tout ce qu’on voudra, répondit-elle en riant. Je ne suis pas difficile. Sortons, ne sortons pas, ça m’est égal. Je me sens très bien, je n’en demande pas plus.
___Et elle avait, en effet, la figure toute fraîchetout éclairée d’une joie paisible. Depuis que les invités se trouvaient là, elle parlait à chacun d’une voix un peu basse et émue, l’air raisonnable, sans se mêler aux disputes. Pendant l’orage, elle était restée les yeux fixes, regardant les éclairs, comme voyant des choses graves, très loin, dans l’avenir, à ces lueurs brusques.
___M. Madinier, pourtant, n’avait encore rien proposé. Il était appuyé contre le comptoir, les pans de son habit écartés, gardant son importance de patron. Il cracha longuement, roula ses gros yeux.
___— Mon Dieu ! dit-il, on pourrait aller au musée…
___Et il se caressa le menton, en consultant la société d’un clignement de paupières.
___— Il y a des antiquités, des images, des tableaux, un tas de choses. C’est très instructif… Peut-être bien que vous ne connaissez pas ça. Oh ! c’est à voir, au moins une fois.
___La noce se regardait, se tâtait. Non, Gervaise ne connaissait pas ça ; madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres. Coupeau croyait bien être monté un dimanche, mais il ne se souvenait plus bien. On hésitait cependant, lorsque madame Lorilleux, sur laquelle l’importance de M. Madinier produisait une grande impression, trouva l’offre très comme il faut, très-honnête. Puisqu’on sacrifiait la journée, et qu’on était habillé, autant valait-il visiter quelque chose pour son instruction. Tout le monde approuva. Alors, comme la pluie tombait encore un peu, on emprunta au marchand de vin des parapluies, de vieux parapluies, bleus, verts, marrons, oubliés par les clients ; et l’on partit pour le musée.
___— Tiens ! dit Bibi la Grillade en apercevant un ciel très lumineyux sur les nuages pâles, le bon Dieu qui met sa cravate de couleur !
___La noce tourna à droite, descendit dans Paris par le faubourg Saint-Denis. Coupeau et Gervaise marchaient de nouveau en tête, courant, devançant les autres. M. Madinier donnait maintenant le bras à madame Lorilleux, maman Coupeau étant restée chez le marchand de vin, à cause de ses jambes. Puis venaient Lorilleux et madame Lerat, Boche et madame Fauconnier, Bibi la Grillade et mademoiselle Remanjou, enfin le ménage Gaudron. On était douze. Ça faisait encore une jolie queue sur le trottoir. Les passants se retournaient, souriaient.
___— Oh ! nous n’y sommes pour rien, je vous jure, expliquait madame Lorilleux à M. Madinier. Nous ne savons pas même où il l’a prise, ou plutôt nous ne le savons que trop ; mais ce n’est pas à nous de parler, n’est-ce pas ?… Mon mari a dû acheter l’alliance. Ce matin, au saut du lit, il a fallu leur prêter dix francs, sans quoi rien ne se faisait plus… Tout à l'heure, vous avez vu, j'étais sortie des gonds Mais, vraiment, c'est à se casser la tête contre un mur. Une mariée qui n'an'amène seulement pas un parent à sa noce ! Elle dit avoir à Paris une sœur charcutière. Pourquoi ne l’a-t-elle pas invitée, alors ?
___Elle s’interrompit, pour montrer Gervaise, que la pente du trottoir faisait fortement boiter.
___— Regardez-la ! S’il est permis !… Oh ! la banban !
___Et ce mot : la banban, courut dans la société. Lorilleux ricanait, disait qu’on l'appelerait comme ça à l'aveniril fallait l'appeler comme ça. Mais madame Fauconnier prenait la défense de Gervaise : on avait tort de se moquer d’elle, elle était propre comme un sou et abattait fièrement l’ouvrage, quand il le fallait. Madame Lerat, toujours pleine d’allusions polissonnes, appelait la jambe de la petite « une quille d’amour » ; et elle ajoutait que beaucoup d’hommes aimaient ça, sans vouloir s’expliquer davantage.
___La noce,
débouchant de la rue Saint-Denis, traversa le boulevard. Elle attendit un moment, devant le flot des voitures ; puis, elle se risqua sur la chaussée, changée par l’orage en une mare de boue coulante. L’ondée reprenait, la noce venait d’ouvrir les parapluies ; et, sous les riflards lamentables, balancés à la main des hommes, les femmes se retroussaient, le défilé s’espaçait dans la crotte, tenant d’un trottoir à l’autre. Alors, deux voyous crièrent à la chienlit ; des promeneurs accoururent ; des boutiquiers, l’air amusé, se haussèrent derrière leurs vitrines. Au milieu du grouillement de la foule, sur les fonds gris et mouillés du boulevard, les couples en procession mettaient des taches violentes, la robe gros bleu de Gervaise, la robe écrue à fleurs imprimées de madame Fauconnier, le pantalon jaune-canari de Boche ; une raideur de gens endimanchés donnait des drôleries de carnaval à la redingote luisante de Coupeau et à l’habit carré de M. Madinier ; tandis que la belle toilette de madame Lorilleux, les effilés de madame Lerat, les jupes fripées de mademoiselle Remanjou, mêlaient les modes, traînaient à la file les décrochez-moi-ça du luxe des pauvres. Mais c’étaient surtout les chapeaux des messieurs qui égayaient, de vieux chapeaux conservés, ternis par l’obscurité de l’armoire, avec des formes pleines de comique, hautes, évasées, en pointe, des ailes extraordinaires, retroussées, plates, trop larges ou trop étroites. Et les sourires augmentaient encore, quand, tout au bout, pour clore le spectacle, madame Gaudron, la cardeuse, s’avançait dans sa robe d’un violet cru, avec son ventre de femme enceinte, qu’elle portait énorme, très en avant. La noce, cependant, ne hâtait point sa marche, bonne enfant, heureuse d’être regardée, s’amusant des plaisanteries.
___— Tiens ! la mariée ! cria l’un des voyous, en montrant madame Gaudron. Ah ! malheur ! elle a avalé un rude pépin !
___Toute la société éclata de rire. Bibi la Grillade, se tournant, dit que le gosse avait bien envoyé ça. La cardeuse riait le plus fort, s’étalait ; ça n’était pas déshonorant, au contraire ; il y avait plus d’une dame qui louchait en passant et qui aurait voulu être comme elle.
___On s’était engagé dans la
rue de Cléry. Ensuite, on prit la rue du Mail. Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt. La mariée avait le cordon de son soulier gauche dénoué ; et, comme elle le rattachait, au pied de la statue de Louis XIV, les couples se serrèrent derrière elle, attendant, plaisantant sur le bout de mollet qu’elle montrait. Enfin, après avoir descendu la rue Croix des Petits-Champs, on arriva au Louvre.
___M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du cortége.
___C’était très-grand ; on pouvait se perdre ; et lui, d’ailleurs, connaissait les beaux endroits, parce qu’il était souvent venu avec un artiste, un garçon bien intelligent, auquel une grande maison de cartonnage achetait des dessins, pour les mettre sur des boîtes. En bas, quand la noce se fut engagée dans le musée assyrien, elle eut un petit frisson. Fichtre ! il ne faisait pas chaud ; la salle aurait fait une fameuse cave. Et, lentement les couples avançaient, le menton levé, les paupières battantes, entre les colosses de pierre, les dieux de marbre noir muets dans leur raideur hiératique, les bêtes monstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures de mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées. Ils trouvaient tout ça très-vilain. On travaillait joliment mieux la pierre au jour d’aujourd’hui. Une inscription en caractères phéniciens les stupéfia. Ce n’était pas possible, personne n’avait jamais lu ce grimoire. Mais M. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux, les appelait, criant sous les voûtes :
___— Venez donc. Ce n’est rien, ces machines… C’est au premier qu’il faut voir.
___La nudité sévère de l’escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d’or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu’ils entrèrent dans la galerie française.
___Alors, sans s’arrêter, les yeux emplis de l’or des cadres, ils suivirent l’enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l’on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l’argent. Puis, tout au bout, M.  Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la Méduse ; et il leur expliqua le sujet. C'était là un des beaux endroits dont il avait parlé. Tous, les yeux en l'air, saisis, ne disaient rien.saisis, immobiles, se taisaient
 (1). Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c’était tapé.
___Dans la galerie d’Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu’elle croyait marcher sur de l’eau. On criait à madame Gaudron de prendre garde, de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaitdistinguaient rien. Alors, avant d’entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant :
___— Voilà le balcon d’où Charles IX a tiré sur le peuple.
___Cependant, il surveillait la queue du cortège. D’un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n’y avait là que des chefs-d’œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans un templeune église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c’était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s’arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi la Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l’œil les femmes nues ; les cuisses de l’Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l’homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.
___Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu’on recommençât ; ça en valait la peine. Il s’occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu’elle l’interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s’intéressait à la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la belle Ferronnière, une maîtresse d’Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à
l'Ambigu.
___Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu’on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tohu-bohutapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l’air. Des siècles d’art et de génie passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des
Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c’étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d’une immense toile, les frappa d’une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu’une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d’un rire ; des curieux s’asseyaient à l’avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé ; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d’esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d’un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.
___M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d’indiquer la toile, d’un coup d’œil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se détournèrent, très-rouges. Les hommes les retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers.
___— Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l’argent. En voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh ! celui-là… Ah bien ! ils sont propres, ici !
___— Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès. Il n’y a plus rien à voir de ce côté.
___La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et la galerie d’Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se plaignaient, déclaraientdéclarant que les jambes leur rentraient dans le corps. Mais le cartonnier voulait montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça se trouvait à côté, au fond d’une petite pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la noce le long de sept ou huit salles, désertes, froides, garnies seulement de vitrines sévères où s’alignaient une quantité innombrable de pots cassés et de bonshommes très-laids. ElleLa noce frissonnait, s’ennuyait ferme. Puis, comme elle revenait sur ses pascherchait une porte, elle tomba dans les dessins. Ce fut une nouvelle course immense ; les dessins n’en finissaient pas, les salons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles de papier gribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier, perdant la tête, ne voulant point avouer qu’il était perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce. Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de la marine, parmi des modèles d’instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des joujoux. Un autre escalier se rencontra, très loin, au bout d’un quart d’heure de marche. Et, l’ayant descendu, elle se retrouva de nouveau en plein dans les dessins. Alors, le désespoir la prit, elle roula au hasard des salles, les couples toujours à la file, suivant M. Madinier, qui s’épongeait le front, hors de lui, furieux contre l’administration, qu’il accusait d’avoir changé les portes de place. Les gardiens et les visiteurs la regardaient passer, pleins d’étonnement. En moins de vingt minutes, on la revit au salon carré, dans la galerie française, le long des vitrines où dorment les petits dieux de l’Orient. Jamais plus elle ne sortirait. Les jambes cassées, s’abandonnant, la noce faisait un vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre de madame BougronGaudron
 (2) en arrière.
___— On ferme ! on ferme ! crièrent les voix puissantes des gardiens.
___Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu’un gardien se mit à sa tête, la reconduisit jusqu’à l'escalierse mît à sa tête, la reconduisît jusqu'à une porte. Puis, dans la cour du Louvre, lorsqu’elle eut repris ses parapluies au vestiaire, elle respira. M. Madinier retrouvait son aplomb ; il avait eu tort de ne pas tourner à gauche ; maintenant, il se souvenait que les bijoux étaient à gauche. Toute la société, d’ailleurs, affectait d’être très-contente d’avoir vu ça.
___Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employer avant le dîner. On résolut de faire un tour, pour tuer le temps. Les dames, très lasses, auraient bien voulu s’asseoir ; mais, comme personne n’offrait des consommations, on se remit en marche, on suivit les quaisle quai. Là, une nouvelle averse crevaarriva, si drue que, malgré les parapluies, les toilettes des dames s’abîmaient. Madame Lorilleux, le cœur noyé à chaque goutte qui mouillait sa robe, proposa de se réfugier sous le Pont-Royal ; d’ailleurs, si on ne la suivait pas, elle y descendraitmenaçait d'y descendre toute seule. Et le cortège alla sous le Pont-Royal. On y était joliment bien. Par exemple, on pouvait appeler ça une idée chouette ! Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, se reposèrent là, les genoux écartés sous les jupes tendues, arrachant des deux mains les brins d’herbe poussés entre les pierres, regardant couler l’eau noire, comme si elles se trouvaient à la campagne. Les hommes s’amusèrent à crier très fort, pour éveiller l’écho de l’arche et de la première pile, en face d’eux ; Boche et Bibi la Grillade, l’un après l’autre, injuriaient le vide, lui lançaient à toute volée : « Cochon ! » et riaient beaucoup, quand l’écho leur renvoyait le mot ; puis, la gorge enrouée, ils prirent des cailloux plats, ⊂⊃ et jouèrent à faire des ricochets. L’averse avait cessé, ⊂⊃mais la société restait làse trouvait si bien qu'elle ne songeait plus à s'en aller. Coupeau et Gervaise La Seine charriait des eauxnappes grasses, de vieux bouchons et des épluchures de légumes, un tas d’ordures qu’un tourbillon retenait un instant, dans l’eau inquiétante, tout assombrie par l’ombre de la voûte ; tandis que, sur le pont, passait le roulement des omnibus et des fiacres, la cohue de Paris, dont on apercevait seulement desles toits, à droite et à gauche, comme du fond d’un trou. Coupeau et Gervaise, assis Mademoiselle Remanjou soupirait ; s’il y avait eu des feuilles, ça lui aurait rappelé, disait-elle, un coin de la Marne, où elle allait, vers 1817, avec un jeune homme dont elle portait encore le deuilqu'elle pleurait encore.
___Cependant, M. Madinier donna le signal du départ. On traversa le jardin des Tuileries, au milieu d’un petit peuple d’enfants dont les cerceaux et les ballons dérangèrent le bel ordre des couples. Puis, comme la noce, arrivée sur la
place Vendôme, regardait la colonne, M. Madinier songea à faire une galanterie aux dames ; il leur offrit de monter dans la colonne, pour voir Paris. Son offre parut très farce. Oui, oui, il fallait monter, on en rirait longtemps. D’ailleurs, ça ne manquait pas d’intérêt pour les personnes qui n’avaient jamais quitté le plancher aux vaches.
___— Si vous croyez que la Banban va se risquer là-dedans, avec sa quille ! murmurait madame Lorilleux.
___— Moi, je monterais volontiers, disait madame Lerat, mais je ne veux pas qu’il y ait d’homme derrière moi.
___Et la noce monta. Dans l’étroite spirale de l’escalier, les douze grimpaient à la file, butant contre les marches usées, se tenant aux murs. Puis, quand l’obscurité devint complète, ce fut une bosse de rires. Les dames poussaient de petits cris. Les messieurs les chatouillaient, leur pinçaient les jambes. Mais elles étaient bien bêtes de causer ! on a l’air de croire que ce sont lesdes souris. D’ailleurs, ça restait sans conséquence ; ils savaient s’arrêter où il fallait, pour l’honnêteté. Puis, Boche
 (3) trouva une plaisanterie que toute la société répéta. On appelait madame Gaudron, comme si elle était restée en chemin, et on lui demandait si son ventre passait. Songez donc ! si elle s’était trouvée prise là, sans pouvoir monter ni descendre, elle aurait bouché le trou, on n’aurait jamais su comment s’en aller. Et l’on riait de ce ventre de femme enceinte, avec une gaieté formidable qui secouait la colonne. Ensuite, Boche, tout à fait lancé, déclara qu’on se faisait vieux, dans ce tuyau de cheminée ; ça n'allait donc pas finirne finissait donc pas, on allait donc au ciel ? Et il cherchait à effrayer les dames, ca remuait pour sûren criant que ça remuait. Cependant, Coupeau ne disait rien ; il venait derrière Gervaise, la tenait à la taille, la sentait s’abandonner. Lorsque, brusquement, on rentra dans le jour, il était juste en train de lui embrasser le cou.
___— Eh bien ! vous êtes propres, ne vous gênez pas tous les deux ! dit madame Lorilleux d’un air scandalisé.
___Bibi la Grillade paraissait furieux. Il répétait entre ses dents :
___— Vous en avez fait un bruit ! Je n’ai pas seulement pu compter les marches.
___Mais M. Madinier, sur la plate-forme, montrait déjà les monuments. Jamais madame Fauconnier ni mademoiselle Remanjou ne voulurent sortir de l’escalier ; la pensée seule du pavé, en bas, leur tournait les sangs ; et elles se contentaient de risquer des coups d’œil par la petite porte. Madame Lerat, plus crâne, faisait le tour de l’étroite terrasse, en se collant contre le bronze du dôme. Mais c'étaitC'était tout de même rudement émotionnant, quand on songeait qu’il aurait suffi de passer une jambe. Quelle culbute, sacré Dieu ! Les hommes, un peu pâles, regardaient la place. On se serait cru en l’air, séparé de tout car on ne voyait pas la colonne. Non, décidément, ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier, pourtant, recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, très loin ; ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer du doigt
les Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, les buttes Montmartre. Puis, madame Lorilleux eut l’idée de demander si l’on apercevait, sur le boulevard de la Chapelle, le marchand de vin où l’on allait manger, au Moulin d’argent. Alors, pendant dix minutes, on chercha, on se disputa même ; chacun plaçait le marchand de vin à un endroit. Paris, autour d’eux, étendait son immensité grise, aux lointains bleuâtres, ses vallées profondes, où roulait une houle de toitures ; toute la rive droite était dans l’ombre, sous un grand haillon de nuage cuivré ; et, du bord de ce nuage, frangé d’or, un large rayon coulait, qui allumait les milliers de vitres de la rive gauche d’un pétillement d’étincelles, dans un brasier, détachant en lumière ce coin de la ville sur un ciel très-pur, lavé par l’orage.
___— Ce n’était pas la peine de monter pour nous manger le nez, dit Boche, furieux, en reprenant l’escalier.
___La noce descendit, muette, boudeuse, avec la seule dégringolade des souliers sur les marches. En bas, M. Madinier voulait payer. Mais Coupeau se récria, se hâta de mettre dans la main du gardien vingt-quatre sous, deux sous par personne. Il était près de cinq heures et demie ; on avait tout juste le temps de rentrer. Alors, on revint
par les boulevards et par le faubourg Poissonnière. Coupeau, pourtant, trouvait que la promedepromenade ne (4) pouvait pas se terminer comme ça ; il poussa tout le monde au fond d’un marchand de vin, où l’on prit du vermouth. Quand il eut payé, il lui resta tout juste une pièce de vingt sous.
___Le repas était commandé pour six heures. On attendait la noce depuis vingt minutes,
au Moulin d’argent. Madame Boche, qui avait confié sa loge à une dame de la maison, causait avec maman Coupeau, dans le salon du premier, en face de la table servie ; et les deux gamins, Claude et Étienne, amenés par elle, jouaient à courir sous la table, au milieu d’une débandade de chaises. Lorsque Gervaise, en entrant, aperçut les petits, qu’elle n’avait pas vus de la journée, elle les prit sur ses genoux, les caressa, avec de gros baisers.
___— Ont-ils été sages ? demanda-t-elle à madame Boche. Ils ne vous ont pas trop fait endêver, au moins ?
___Et comme celle-ci lui racontait les mots à mourir de rire de ces vermines-là, pendant l’après-midi, elle les enleva de nouveau, les serra contre elle, prise d’une rage de tendresse.
___— C’est drôle pour Coupeau tout de même, disait madame Lorilleux aux autres dames, dans le fond du salon.
___Gervaise avait gardé sa tranquillité souriante de la matinée. Depuis la promenade pourtant, elle devenait par moments toute triste et elle regardait son mari et les Lorilleux de son air pensif et raisonnable. Elle trouvait Coupeau lâche devant sa sœur et son beau-frère. La veille encore, il criait fort, il jurait de les remettre à leur place, ces langues de vipères, s’ils lui manquaient. Mais, en face d’eux, elle le voyait bien, il faisait le chien couchant, guettait sortir leurs paroles, était aux cent coups quand il les croyait fâchés. Et cela, simplement, inquiétait la jeune femme pour l’avenir.
___Cependant, on n’attendait plus que Mes Bottes, qui n’avait pas encore paru.
___— Ah ! zut ! cria Coupeau, mettons-nous à table. Vous allez le voir abouler ; il a le nez creux, il sent la boustifaille de loin… Dites donc, il doit rire, s’il est toujours à faire le poireau sur la
route de Saint-Denis !
___Alors, la noce, très-égayée, s’attabla avec un grand bruit de chaises. Au milieu, Lorilleux s'assit à la droite de Gervaise en priant M. Madinier de se mettre à sa gauche ; de l'autre côté,Gervaise était entre Lorilleux et M. Madinier, et Coupeau avait à sa droite madame Lorilleux et, à sa gauche, madame Fauconnierentre madame Faucuonnier et madame Lorilleux. Les autres convives se placèrent à leur goût ; parce que ça finissait toujours par des jalousies et des disputes, lorsqu’on indiquait les couverts. Boche se glissa entre madame Lerat et madame Bougronprès de madame Lerat
 (2). Bibi la Grillade eut pour voisine mademoiselle Remanjouvoisines mademoiselle Remanjou et madame Gaudron. Quant à madame Boche et à maman Coupeau, tout au bout, elles gardèrent les enfants, elles se chargèrent de couper leur viande, de leur verser à boire, surtout pas beaucoup de vin.
___— Personne ne dit le benedicité ? demanda Boche, pendant que les dames arrangeaient leurs jupes sous la nappe, par peur des taches.
___Mais madame Lorilleux n’aimait pas ces plaisanteries-là. Et le potage au vermicelle, presque froid, fut mangé très vite, avec des sifflements de lèvres dans les cuillers. Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, en tabliers d’un blanc douteux. Par les quatre fenêtres ouvertes sur les acacias de la cour, le plein jour entrait, une fin de journée d’orage, lavée et chaude encore, d'une pureté éclatante. Le reflet des arbres, dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée d'un ancien luxe sali de bastringue, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d’une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l’infini, couverte de sa vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l’évier restait en noir dans les égratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu’un garçon remontait de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon.
___— Ne parlons pas tous à la fois, dit Boche, comme chacun se taisait, le nez sur son assiette.
___Et l’on buvait le premier verre de vin, en suivant des yeux deux tourtes aux godiveaux, servies par les garçons, lorsque Mes Bottes entra.
___— Eh bien ! vous êtes de la jolie fripouille, vous autres ! cria-t-il. J’ai usé mes plantes pendant trois heures sur la route, même qu’un gendarme m’a demandé mes papiers… Est-ce qu’on fait de ces cochonneries-là à un ami ! Fallait au moins m’envoyer un sapin par un commissionnaire. Ah ! non, vous savez, blague dans le coin, je la trouve raide. Avec ça, il pleuvait si fort, que j’avais de l’eau dans mes poches… Vrai, on y pêcherait encore une friture.
___La société riait, se tordait. Cet animal de Mes Bottes était allumé ; il avait bien déjà ses deux litres ; histoire seulement de ne pas se laisser embêter par tout ce sirop de grenouille que l’orage avait craché sur ses abatis.
___— Eh ! le comte de Gigot-fin ! dit Coupeau, va t’asseoir là-bas, à côté de madame Gaudron. Tu vois, on t’attendait.
___Oh ! ça ne l’embarrassait pas, il rattraperait les autres ; et il redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d’énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la table. Comme il baffraitbâfrait ! Les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu’il avalait d’une bouchée. Il finit par se fâcher ; il voulutvoulait un pain, à côté de lui. Le marchand de vin, très-inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. La société, qui l’attendait, se tordit de nouveau. Ça la lui coupait, au gargottier ! Quel sacré zig tout de même, ce Mes Bottes ! Est-ce qu’un jour il n’avait pas mangé douze œufs durs et bu douze verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient ! On n’en rencontraitrencontre pas beaucoup de cette force-là. Et mademoiselle Remanjou, attendrie, regardait Mes Bottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire.
___Il y eut un silence. Un garçon venait de poser sur la table une gibelotte de lapin, dans un vaste plat, creux comme un saladier. Coupeau, très-blagueur, en lança une bonne :
___— Dites donc, garçon, c’est du lapin de gouttière, ça… Il miaule encore.
___En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblait sortir du plat. C’était Coupeau, qui faisait ça avec la gorge, sans remuer les lèvres ; un talent de société d’un succès certain, si bien qu’il ne mangeait jamais dehors sans commander une gibelotte. Ensuite, il ronronna. Les dames se tamponnaient la figure avec leurs serviettes, parce qu’elles riaient trop.
___Madame Fauconnier demanda la tête ; elle n’aimait que la tête. Mademoiselle Remanjou adorait les lardons. Et, comme Boche disait préférer les petits ognons, quand ils étaient bien revenus, madame Lerat pinça les lèvres, en murmurant :
___— Je comprends ça.
___Elle était sèche comme un copeauéchalas, menait une vie d’ouvrière cloîtrée dans son train-train, n’avait pas vu le nez d’un homme chez elle depuis son veuvage, tout en montrant une préoccupation continuelle de l’ordure, une manie de mots à double entente et d’allusions polissonnes, d’une telle profondeur qu’elle seule se comprenait. Boche, se penchant, ⊂⊃ et réclamant une explication, tout bas, à l’oreille, elle reprit :
___— Sans doute les petits ognons… Ça suffit, je pense.
___Mais la conversation devenait sérieuse. Chacun parlait de son métier. M. Madinier exaltait le cartonnage : il y avait de vrais artistes dans la partie ; ainsi, il citait des boîtes d’étrennes, dont il connaissait les modèles, des merveilles de luxe. Lorilleux, pourtant, ricanait ; il était très-vaniteux de travailler l’or, il en voyait comme un reflet sur ses doigts et sur toute sa personne. Enfin, disait-il souvent, les bijoutiers, au temps jadis, portaient l’épée ; et il citait Bernard Palissy, sans savoir. Coupeau, lui, racontait une girouette, un chef-d’œuvre d’un de ses camarades ; ça se composait d’une colonne, puis d’une gerbe, puis d’une corbeille de fruits, puis d’un drapeau ; le tout, très bien reproduit, fait rien qu’avec des morceaux de zinc découpés et soudés. Madame Lerat montrait à Bibi la Grillade comment on tournait une queue de rose, en roulant le manche de son couteau entre ses doigts osseux. Cependant, les voix montaient, se croisaient ; on entendait, dans le bruit, des mots lancés très haut par madame Fauconnier, se plaignanten train de se plaindre de ses ouvrières, d’un petit chausson d’apprentie qui lui avait encore brûlé, la veille, une paire de draps.
___— Vous avez beau dire, cria Lorilleux en donnant un coup de poing sur la table, l’or, c’est de l’or.
___Et, au milieu du silence causé par cette vérité, il n’y eut plus que la voix fluette de mademoiselle Remanjou, continuant :
___— Alors, je leur relève la jupe, je couds en dedans… Je leur plante une épingle dans la tête pour tenir le bonnet… Et c’est fait, on les vend treize sous.
___Elle expliquait ses poupées à Mes Bottes, dont les mâchoires, lentement, roulaient comme des meules. Il n’écoutait pas, il hochait la tête, guettant les garçons, pour ne pas leur laisser emporter les plats sans les avoir torchés. On avait mangé un fricandeau au jus et des haricots verts. On apportait le rôti, deux poulets maigres, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four.
Au-dehors, le soleil ⊂⊃se mourait sur les branches hautes des acacias. Dans la salle, le reflet verdâtre s’épaississait des buées montant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert ; et, le long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. Il faisait très-chaud. Les hommes retirèrent leurs redingotes et continuèrent à manger en manches de chemise.
___— Madame Boche, je vous en prie, ne les bourrez pas tant, dit Gervaise, qui parlait peu, surveillant de loin Claude et Étienne.
___Elle se leva, alla causer un instant, debout derrière les chaises des petits. Les enfants, ça n’avait pas de raison, ça mangaitmangeait
 (5) toute une journée sans refuser les morceaux ; et elle leur servit elle-même du poulet, un peu de blanc. Mais maman Coupeau dit qu’ils pouvaient bien, pour une fois, se donner une indigestion. Madame Boche, à voix basse, accusa Boche de pincer les genoux de madame Lerat. Oh ! c’était un sournois, il godaillait. Elle avait bien vu sa main disparaître. S’il recommençait, jour de Dieu ! elle était femme à lui flanquer une carafe à la tête.
___Dans le silence, M. Madinier causait politique.
___— Leur loi du 31 mai est une abomination. Maintenant, il faut deux ans de domicile. Trois millions de citoyens sont rayés des listes… On m’a dit que Bonaparte, au fond, est très-vexé, car il aime le peuple, il en a donné des preuves.
___Lui, était républicain ; mais il admirait le prince, à cause de son oncle, un homme comme on n’en reverraitil n'en reviendrait jamais plus. Bibi la Grillade se fâcha : il avait travaillé à l’Élysée, il avait vu le Bonaparte comme il voyait Mes Bottes, là, en face de lui ; eh bien ! ce muffemufe de président ressemblait à un roussin, voilà ! On disait qu’il allait faire un tour du côté de
Lyon ; çace serait un fameux débarras, s’il se cassait le cou dans un fossé. Et, comme la discussion tournait au vilain, Coupeau dut intervenir.
___— Ah bien ! vous êtes encore innocents de vous attraper pour la politique !… En voilà une blague, la politique ! Est-ce que ça existe pour nous ?… On peut bien mettre ce qu’on voudra, un roi, un empereur, rien du tout, ça ne m’empêchera pas de gagner mes cinq francs, de manger et de dormir, pas vrai ?… Non, c’est trop bête !
___Lorilleux hochait la tête. Il était né le même jour que le comte de
Chambord, le 29 septembre 1820. Cette coïncidence le frappait beaucoup, l’occupait d’un rêve vague, dans lequel il établissait une relation entre le retour en France du roi et sa fortune personnelle. Il ne disait pas nettement ce qu’il espérait, mais il donnait à entendre qu’il lui arriverait alors quelque chose d’extraordinairement agréable. Aussi, à chacun de ses désirs trop gros pour être contenté, il renvoyait ça à plus tard, « quand le roi reviendrait. »
___— D’ailleurs, raconta-t-il, j’ai vu un soir le comte de Chambord…
___Tous les visages se tournèrent vers lui.
___— Parfaitement. Un gros homme, en paletot, l’air bon garçon… J’étais chez Péquignot, un de mes amis, qui vend des meubles,
grande rue de la Chapelle… Le comte de Chambord avait la veille laissé là un parapluie. Alors, il est entré, il a dit comme ça, tout simplement : « Voulez-vous bien me rendre mon parapluie ? » Mon Dieu ! oui, c’était lui, Péquignot m’a donné sa parole d’honneur.
___Aucun des convives n’émit le moindre doute. On était au dessert. Les garçons
venaient de débarrasser la table avec un grand bruit de vaisselle. Et madame Lorilleux, jusque là très-convenable, très dame, laissa échapper un : Sacré salaud ! parce que l’un des garçons, en enlevant un plat, lui avait fait couler quelque chose de mouillé dans le cou. Pour sûr, sa robe de soie était tachée. M. Madinier dut lui regarder le dos, mais il n’y avait rien, il le jurait. Maintenant, au milieu de la nappe, s’étalaient des œufs à la neige dans un saladier, flanqués de deux assiettes de fromage et de deux assiettes de fruits. Les œufs à la neige, les blancs trop cuits nageant sur la crème jaune, causèrent un recueillement ; on ne les attendait pas, on trouva ça distingué. Mes Bottes mangeait toujours. Il avait redemandé un pain. Il acheva les deux fromages ; et, comme il restait de la crème, il se fit passer le saladier, il tailla dedansau fond duquel il tailla de larges tranches, comme pour une soupe.
___— Monsieur est vraiment bien remarquable, dit M. Madinier retombé dans son admiration.
___Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ils restèrent un instant derrière Mes Bottes, à lui donner des tapes sur les épaules, en lui demandant si ça allait mieux. Bibi la Grillade le souleva avec la chaise ; mais, tonnerre de Dieu ! l’animal avait doublé de poids. Coupeau, par blague, racontait que le camarade commençait seulement à se mettre en train, qu’il allait à présent manger comme ça du pain toute la nuit. Les garçons, épouvantés, disparurent. Boche, descendu depuis un instant, remonta en racontant la bonne tête du marchand de vin, en bas ; il était tout pâle dans son comptoir, la bourgeoise consternée venait d’envoyer voir si les boulangers restaient ouverts, jusqu’au chat de la maison qui avait l’air ruiné. Vrai, c’était trop cocasse, ça valait l’argent du dîner, il ne pouvait pas y avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes Bottes. Et les hommes, leurs pipes allumées, le couvaient d’un regard jaloux ; car enfin, pour tant manger, il fallait être solidement bâti !
___— Je ne voudrais pas être chargée de vous nourrir, dit madame Gaudron. Ah ! non, par exemple !
___— Dites donc, la petite mère, faut pas blaguer, répondit Mes Bottes, avec un regard oblique sur le ventre de sa voisine. Vous en avez avalé plus long que moi.
___On applaudit, on cria bravo : c’était envoyé. Il faisait nuit noire, trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés troubles, au milieu de la fumée des pipes. Les garçons, après avoir servi le café et le cognac, venaient d’emporter les dernières piles d’assiettes sales. En bas, sous les trois acacias, le bastringue commençait, un cornet à pistons et deux violons jouant très fort, avec des rires de femme, un peu rauques dans la nuit chaude.
___— Faut faire un brûlot ! cria Mes Bottes ; deux litres de casse-poitrine, beaucoup de citron et pas beaucoup de sucre !
___Mais Coupeau, voyant en face de lui le visage inquiet de Gervaise, se leva en déclarant qu’on ne boirait pas davantage. On avait vidé vingt-cinq litres, chacun son litre et demi, en comptant les enfants comme des grandes personnes ; c’était déjà trop raisonnable. On venait de manger un morceau ensemble, en bonne amitié, sans flafla, parce qu’on avait de l’estime les uns pour les autres et qu’on désirait célébrer entre soi une fête de famille. Tout se passait très-gentillementgentiment, on était gai, il ne fallait pas maintenant se cocarder cochonnément, si l’on voulait respecter les dames. En un mot, et comme fin finale, on s’était réuni pour porter une santé au conjungo, et non pour se mettre dans les brindezingues. Ce petit discours, débité d’une voix convaincue par le zingueur, qui posait la main sur sa poitrine à la chute de chaque phrase, eut la vive approbation de Lorilleux et de M. Madinier. Mais les autres, Boche, Gaudron, Bibi la Grillade, surtout Mes Bottes, très-allumés tous les quatre, ricanèrent, la langue épaissie, ayant une sacrée coquine de soif, qu’il fallait pourtant arroser.
___— Ceux qui ont soif, ont soif, et ceux qui n’ont pas soif, n’ont pas soif, fit remarquer Mes Bottes. Pour lors, on va commander le brûlot… On n’esbrouffe personne. Les aristos feront monter de l’eau sucrée.
___Et comme le zingueur recommençait à prêcher, l’autre, qui s’était mis debout, se donna une claque sur la fesse, en criant :
___— Ah ! tu sais, baise cadet !… Garçon, deux litres de vieille !
___Alors, Coupeau dit que c’était très bien, qu’on allait seulement régler le repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gens bien élevés n’avaient pas besoin de payer pour les soûlards. Et, justement, Mes Bottes, après s’être fouillé longtemps, ne trouva que trois francs sept sous. Aussi pourquoi l’avait-on laissé droguer sur la route de Saint-Denis ? Il ne pouvait pas se laisser nayer, il avait cassé la pièce de cent sous. Les autres étaient fautifs, voilà ! Enfin, il donna trois francs, gardant les sept sous pour son tabac du lendemain. Coupeau, furieux, aurait cogné, si Gervaise ne l’avait tiré par sa redingote, très-effrayée, suppliante. Il se décida à emprunter deux francs à Lorilleux, qui, après les avoir refusérefusés, se cacha pour les prêter ; car sa femme, bien sûr, n’aurait jamais voulu.
___Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Les demoiselles et les dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, déposèrent leur pièce de cent sous les premières, discrètement. Ensuite, les messieurs s’isolèrent à l’autre bout de la salle, firent les comptes. On était quinze, mais les deux enfants comptant pour une seule personne ; ça montait donc à soixante-quinze francs. Lorsque les soixante-quinze francs furent dans l’assiette, chaque homme ajouta cinq sous pour les garçons. Il fallut un quart d’heure de calculs laborieux, avant de tout régler à la satisfaction de chacun.
___Mais quand M. Madinier, qui voulait avoir affaire au patron, eut demandé le marchand de vin, la société resta saisie, en entendant celui-ci dire avec un sourire que ça ne faisait pas du tout son compte. Il y avait des suppléments. Et, comme ce mot de « suppléments » était accueilli par des exclamations furibondes, il donna le détail : vingt-cinq litres, au lieu de vingt, nombre convenu à l’avance ; les œufs à la neige, qu’il avait ajoutés, ⊂⊃en voyant le dessert un peu maigre ; enfin un carafon de rhum, servi avec le café, dans le cas où des personnes aimeraient le rhum. Alors, une querelle formidable s’engagea. Coupeau, pris à partie, se débattait : jamais il n’avait parlé de vingt litres ; quant aux œufs à la neige, ils rentraient dans le dessert, tant pis si le gargottiergargotier les avait ajoutés de son plein gré ; restait le carafon de rhum, une frime, une façon de grossir la note, en glissant sur la table des liqueurs dont on ne se méfiait pas.
___— Il était sur le plateau au café, criait-il ; eh bien ! il doit être compté avec le café… Fichez-nous la paix. Emportez votre argent, et du tonnerre si nous remettons jamais les pieds dans votre baraque !
___— C’est six francs de plus, répétait le marchand de vin. Donnez-moi mes six francs… Et je ne compte pas les trois pains de monsieur, encore !
___Toute la société, serrée autour de lui, l’entourait d’une rage de gestes, d’un glapissement de voix que la colère étranglait. Les femmes, surtout, sortantsortaient de leur réserve, refusaient d’ajouter un centime. Ah bien ! merci, elle était jolie, la noce ! C’était mademoiselle Remanjou, qui ne se fourrerait plus dans un de ces dîners-là ! Madame Fauconnier avait très mal mangé ; chez elle, pour ses quarante sous, elle aurait eu un petit plat à se lécher les doigts. Madame Gaudron se plaignait amèrement d’avoir été poussée au mauvais bout de la table, à côté de Mes Bottes, qui n’avait pas montré le moindre égard pour sa position. Enfin, ces parties tournaient toujours mal. Quand on voulait avoir du monde à son mariage, on invitait les personnes, parbleu ! Et Gervaise, réfugiée auprès de maman Coupeau, devant une des fenêtres, ne disait rien, honteuse, sentant que toutes ces récriminations retombaient sur elle.
___M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. On les entendit discuter en bas. Puis, au bout d’une demi-heure, le cartonnier remonta ; il avait réglé, en donnant trois francs. Mais la société restait vexée, exaspérée, revenant sans cesse sur la question des suppléments. Et le vacarme s’accrut d’un acte de vigueur de madame Boche. Elle guettait toujours Boche, elle le vit, dans un coin, pincer la taille de madame Lerat. Alors, à toute volée, elle lança une carafe qui s’écrasa contre le mur.
___— On voit bien que votre mari est tailleur, madame, dit la grande veuve, avec son pincement de lèvres plein de sous-entendu. C’est un juponnier numéro un… Je lui ai pourtant allongé de fameux coups de pied, sous la table.
___La soirée était gâtée. On devint de plus en plus aigre. M. Madinier proposa de chanter ; mais Bibi la Grillade, qui avait une belle voix, venait de disparaître ; et mademoiselle Remanjou, accoudée à une fenêtre, l’aperçut, sous les acacias, dans le bastringue, faisant sauter une grosse fille en cheveux. Le cornet à pistons et les deux violons jouaient « le Marchand de moutarde », un quadrille où l’on tapait dans ses mains, à la pastourelle. Alors, il y eut une débandade : Mes Bottes et le ménage Gaudron descendirent ; Boche lui-même fila. Des fenêtres, on voyait les couples tourner, entre les feuilles, auxquelles les lanternes pendues aux branches donnaient un vert peint et cru de décor. La nuit dormait, sans une haleine, pâmée par la grosse chaleur. Dans la salle, une conversation sérieuse s’était engagée entre Lorilleux et M.  Madinier, pendant que les dames, ne sachant plus comment soulager leur besoin de colère, regardaient leurs robes, cherchant si elles n’avaient pas attrapé des taches.
___Les récriminations continuaient. Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café. La robe écrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châle vert de maman Coupeau, tombé d’une chaise, venait d’être retrouvé dans un coin, roulé et piétiné. Mais c’était surtout madame Lorilleux qui ne décolérait pas. Elle avait une tache dans le dos, on avait beau lui jurer que non, elle la sentait. Et elle finit, en se tordant devant une glace, par l’apercevoir.
___— Qu’est-ce que je disais ? cria-t-elle. C’est du jus de poulet. Le garçon paiera la robe. Je lui ferai plutôt un procès… Ah ! la journée est complète. J’aurais mieux fait de rester couchée… Je m’en vais, d’abord. J’en ai assez, de leur fichue noce !
___Elle partit rageusement, en faisant trembler l’escalier sous les coups de ses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout ce qu’il put obtenir, ce fut qu’elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si l’on voulait partir ensemble. Elle aurait dû s’en aller après l’orage, comme elle en avait eu l’envie. Coupeau lui revaudrait cette journée-là. Quand ce dernier la sut si furieuse, il parut consterné ; et Gervaise, pour lui éviter des ennuis, consentit à rentrer tout de suite. Alors, on s’embrassa rapidement. M. Madinier se chargea de reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour la première nuit, emmener Claude et Étienne coucher chez elle ; leur mère pouvait être sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis par une grosse indigestion d’œufs à la neige. Enfin, les mariés se sauvaient avec Lorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin, lorsqu’une bataille s’engagea en bas, dans le bastringue, entre leur société et une autre société ; Boche et Mes Bottes, qui avaient embrassé une dame, ne voulaient pas la rendre à deux militaires auxquels elle appartenait, et menaçaient de nettoyer tout le tremblement, dans le tapage enragé du cornet à pistons et des deux violons, jouant la polka des Perles.
___Il était à peine onze heures.
Sur le boulevard de la Chapelle, et dans tout le quartier de la Goutte d’Or, la paie de grande quinzaine, qui tombait ce samedi-là, mettait un vacarme énorme de soûlerie. Madame Lorilleux attendait à vingt pas du Moulin d’argent, debout sous un bec de gaz. Elle prit le bras de Lorilleux, marcha devant, sans se retourner, d’un tel pas que Gervaise et Coupeau s’essoufflaient à les suivre. Par moments, ils descendaient du trottoir, pour laisser la place à un ivrogne, tombé là, les quatre fers en l’air. Lorilleux se retourna, cherchant à raccommoder les choses.
___— Nous allons vous conduire à votre porte, dit-il.
___Mais madame Lorilleux, à demi voix, de façon à être entendue pourtantélevant la voix, trouvait ça drôle de passer sa nuit de noces dans ce trou infect de l’hôtel Boncœur. Est-ce qu’ils n’auraient pas dû remettre le mariage, économiser quatre sous et acheter des meubles, pour rentrer chez eux, le premier soir ? Ah ! ils allaient être bien, sous les toits, à occuper à deuxempilés tous les deux dans un cabinet de dix francs, où il n’y avait seulement pas d’air.
___— J’ai donné congé, nous ne restons pas en haut, objecta Coupeau timidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui est plus grande.
___Madame Lorilleux s’oublia, se tourna d’un mouvement brusque.
___— Ça, c’est plus fort ! cria-t-elle. Tu vas coucher dans la chambre à la Banban !
___Gervaise devint toute pâle. Ce surnom, qu’elle recevait à la face pour la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait bien l’exclamation de sa belle-sœur : la chambre à la Banban, c’était la chambre où elle avait vécu un mois avec Lantier, où les loques de sa vie passée traînaient encore. Coupeau ne comprit pas, fut seulement blessé du surnom.
___— Tu as tort de baptiser les autres, répondit-il avec humeur. Tu ne sais pas, toi, qu’on t’appelle Queue-de-Vache, dans le quartier, à cause de tes cheveux. Là, ça ne te fait pas plaisir, n’est-ce pas ?… Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre du premier ? Ce soir, les enfants n’y couchent pas, nous y serons très bien.
___Madame Lorilleux n’ajouta rien, se renfermant dans sa dignité, horriblement vexée de s’appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pour consoler Gervaise, lui serrait doucement le bras ; et il réussit même à l’égayer, en lui racontant à l’oreille qu’ils entraient en ménage avec la somme de sept sous toute ronde, trois gros sous et un petit sou, qu’il faisait sonner de la main dans la poche de son pantalon. Quand on fut arrivé à
l’hôtel Boncœur, on se dit bonsoir d’un air fâché. Et au moment où Coupeau poussait les deux femmes à s'embrasserau cou l'une de l'autre, en les traitant de bêtes, un pochard, qui semblait vouloir passer à droite, eut un brusque crochet à gauche, et vint se jeter entre elles.
___— Tiens ! c’est le père Bazouge ! dit Lorilleux. Il a son compte, aujourd’hui.
___Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l’hôtel. Le père Bazouge, un croque-mort d’une cinquantaine d’années, avait son pantalon noir taché de boue, son manteau noir agrafé sur l’épaule, son chapeau de cuir noir cabossé, aplati dans quelque chute.
___— N’ayez pas peur, il n’est pas méchant, continuait Lorilleux. C’est un voisin ; la troisième chambre dans le corridor, avant d’arriver chez nous… Il serait propre, si son administration le voyait comme ça !
___Cependant, le père Bazouge s’offusquait de la terreur de la jeune femme.
___— Eh bien, quoi ! bégaya-t-il, on ne mange personne dans notre partie… J’en vaux un autre, allez, ma petite… Sans doute que j’ai bu un coup ! Quand l’ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce n’est pas vous, ni la compagnie, qui descendriezauriez descendu le particulier de six cents livres que nous avons amené à deux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore… Moi, j’aime les gens rigolos.
___Mais Gervaise se rentrait davantage dans l’angle de la porte, prise d’une grosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sa journée de joie raisonnable. Elle ne songeait plus à embrasser sa belle-sœur, elle suppliait Coupeau d’éloigner l’ivrogne. Alors, Bazouge, en chancelant, eut un geste plein de dédain philosophique.
___— Ça ne vous empêchera pas d’y passer, ma petite… Vous serez peut-être bien contente d’y passer, un jour… Oui, j’en connais des femmes, qui diraient merci, si on les emportait.
___Et, comme les Lorilleux se décidaient à l’emmener, il se retourna, il balbutia une dernière phrase, entre deux hoquets :
___— Quand on est mort… écoutez ça… quand on est mort, c’est pour longtemps.


  ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ Notes ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
(1)  Les premières éditions ont un texte intermédiaire : saisis, immobiles, ne disaient rien.
(2) (2)  Tel était le nom que Zola avait indiqué partout dans ce chapitre, et qu'il a par la suite biffé pour le remplacer par Gaudron  – sauf à deux endroits oubliés.
(3)  Dans la première version du manuscrit, cette plaisanterie et la suivante étaient attribuées à Lorilleux.
(4)  Zola avait d'abord écrit :Coupeau, pourtant, trouvait qu'on ne pouvait pas rentrer comme ça.
puis il a choisi la forme actuelle :Coupeau, pourtant, trouvait que la promenade ne pouvait pas se terminer comme ça.
___Mais le manuscrit ne présente qu'une partie de cette correction :
interligne__que la || c?__promede__se terminer
ligne______qu'on || ne__pouvait pas__rentrer comme ça.

la situation étant encore compliquée par le fait que la phrase se trouve à cheval sur deux lignes différentes – soit quatre lignes en tout, du fait des interlignes.
(5)  Zola ayant écrit mangerait  a voulu remplacer le conditionnel par un imparfait, mais le e  a disparu dans la biffure.

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