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Oyiwen ed tanemertPage mise à jour le 9 mars 2018 vers 21h50 TUC    


Sommaire
Chapitre IerChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VI
Chapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XChapitre XIChapitre XIIChapitre XIII

Pour afficher une présentation, placer le bouton gris en haut de l'écran puis le curseur de la souris sur le bouton.

____________Le texte et ses variantes
Présentation : le texte et ses variantes

___Quatre états successifs du texte ont été pris en compte dans ces pages :
  1. le manuscrit [qui comporte des lacunes dans les chapitres VII, VIII, IX, XI et XII] ;
  2. l'édition en feuilleton : chapitres VII à XIII publiés dans La République des Lettres
    ____[les chapitres I à VI parus dans Le Bien public semblent introuvables] ;
  3. l'édition originale de janvier 1877 ;
  4. la soixante-huitième édition, de 1879, dont on a considéré qu'elle donnait le texte définitif du roman.
___L'ensemble de ces documents peut être consulté et téléchargé sur le site de la BNF à partir de la page d'accueil de Gallica  en entrant dans la zone de recherche Zola Assommoir puis en cliquant sur la loupe (hors de la liste déroulante).
___On dispose donc, selon les passages, de trois ou quatre versions ; le texte s'affichant par défaut ci-dessous reproduit (dans toute la mesure du possible) l'état final du manuscrit.
___Quand toutes les versions dont on dispose sont d'accord, le texte est en gris ; quand le manuscrit diffère de l'édition définitive, le texte est en ocre ; dans ce cas, si l'on place dessus le curseur de la souris, le texte définitif se substitue à celui du manuscrit ; la couleur de ce texte alternatif varie selon la persistance du manuscit dans les versions imprimées :

manuscritfeuilletonédition originaleédition de 1879Suppression
texte du manuscrittexte définitiftexte définitiftexte définitif  
texte du manuscrittexte du manuscrit *texte définitiftexte définitif  
texte du manuscrittexte du manuscrit *texte du manuscrit *texte définitif  

Cas particuliers_______________________* ou texte du feuilleton si le manuscrit manque
q.si le manuscrit comporte un passage supprimé dans la versions définitive, l'espace occupé par ce passage
_est remplacé par une bande de couleur (voir la colonne de droite dans le tableau ci-dessus) ;
w⊂⊃ signale un ajout dans le texte imprimé ; placer dessus le curseur de la souris pour afficher ce texte ajouté ;
e[÷÷] passage illisible (tache, déchirure) ;
r changement de paragraphe propre au manuscrit ;
t texte  passage biffé dans le manuscrit (sans être remplacé) mais qu'il a paru intéressant de restituer ;
yles autres cas font l'objet d'une note explicative.
uenfin, on trouvera dans cette annexe toutes les précisions utiles (ou inutiles) sur les principes adoptés.
NB- Pour que le texte change, il faut parfois déplacer le curseur le long de la ligne.

____________Chronologie et lieux
Présentation : chronologie et lieux

___Les pages sont traitées pour afficher diverses informations contextuelles.
Cliquer sur un passage quelconque affiche une bulle indiquant la date à laquelle le passage est censé se dérouler ;
NB- L'affichage de ces bulles repose sur un script publié par Olivier Hondermarck (on peut trouver ce script, parmi bon nombre d'autres, à cette adresse  [⇒]).
  • Cliquer sur une mention de lieu affiche une carte permettant de situer ce lieu et ceux qui l'environnent (dans le texte comme dans l'espace) ;
    NB1- malgré tous les efforts, certains noms traversent  la carte affichée ;
    NB2- dans ces cartes, les noms en italiques signalent les lieux dont la localisation exacte n'a pas pu être établie ;
    NB3- dans le texte ci-dessous, il n'est évidemment pas possible de marquer et traiter un nom déjà marqué comme variante textuelle ; dans ce cas, le nom est suivi de [¶] ; la carte s'affiche en cliquant sur cette marque.
  • En bas à droite de l'écran, un cartouche vertical permet d'afficher les deux principaux plans, de deux façons :
     Carte…  Affichage
    GdO du quartier de la Goutte d'Or[←] dans la même fenêtre et le même onglet
    gm de la grande maison[⇒] dans une nouvelle fenêtre ou un nouvel onglet

NB-une annexe  [⇒] de la page des cartes  contient diverses explications et discussions complémentaires.


Goutte d'Or
Goutte d'Or - nouvel onglet
Grande maison
Grande maison - nouvel onglet
Chapitre X

Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalier B. Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait le corridor, à gauche. Puis, il fallait encore tourner. La première porte était celle des Bijard. Presque en face, dans un trou sans air, sous un petit escalier qui montait à la toiture, couchait le père Bru. Deux logements plus loin, on arrivait chez Bazouge. Enfin, tout contre Bazouge, c'étaient les Coupeau, une chambre et un cabinet donnant sur la cour. Et il n'y avait plus, au fond du couloir, que deux ménages d'ouvriers, avant d'être chez les Lorilleux, tout au bout.
___Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là, maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il fallait y faire tout, dormir, manger et le reste. Dans le cabinet, le lit de Nana tenait juste ; elle devait se déshabiller chez son père et sa mère, et on laissait la porte ouverte, la nuit, pour qu'elle n'étouffât pas. C'était si petit, que Gervaise avait cédé des affaires aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant tout caser. Le lit, la table, quatre chaises, le logement était plein. Même le cœur crevé, n'ayant pas le courage de se séparer de sa commode, elle avait encombré le carreau de ce grand coquin de meuble, qui bouchait la moitié de la fenêtre. Un des battants se trouvait condamné, ça enlevait de la lumière et de la gaieté. Quand elle voulait regarder dans la cour, comme elle devenait très-grosse, elle avait à peinen'avait pas la place de ses coudes, elle se penchait de biais, le cou tordu, pour voir.
___Les premiers jours, la blanchisseuse s'asseyait et pleurait. Ça lui semblait trop dur, de ne pas plus pouvoir se remuer chez elle, après avoir toujours été au large. Elle suffoquait, elle restait à la fenêtre pendant des heures, écrasée entre le mur et la commode, à prendre des torticolis. Là seulement elle respirait.
La cour, pourtant, ne lui inspirait guère que des idées tristes. En face d'elle, du côté du soleil, elle apercevait son rêve d'autrefois, cette fenêtre du cinquième où des haricots d'Espagne, à chaque printemps, enroulaient leurs tiges minces sur un berceau de ficelleficelles. Sa chambre, à elle, était du côté de l'ombre, les pots de réséda y mouraient en huit jours. Ah ! non, la vie ne tournait pas gentillementgentiment, ce n'était guère l'existence qu'elle avait espérée. Au lieu d'avoir des fleurs sur sa vieillesse, elle voyait tout crever autour d'elle, elle roulait dans les choses qui ne sont pas propres et qui ne sentent pas bon. Un jour, en se penchant, elle eut une drôle de sensation, elle crut se voir en personne là-bas, sous le porche, près de la loge de la concierge, le nez en l'air et du concierge, le nez en l'air, examinant la maison pour la première fois ; et ce saut de treize ans en arrière lui donna un élancement au cœur. La cour n'avait pas changé, les façades nues à peine plus noires et plus lépreuses ; une puanteur montait des plombs rongés de rouille ; aux cordes des croisées, séchaient des linges, des couches d'enfant emplâtrées d'ordure ; en bas, le pavé défoncé restait sali des escarbilles de charbon du serrurier et des copeaux du menuisier ; même, dans le coin humide de la fontaine, une mare coulée de la teinturerie (1) avait une belle teinte bleue, d'un bleu aussi tendre que le bleu de jadis. Mais elle, à cette heure, se sentait joliment changée et décatie. Elle n'était plus en bas, d'abord, la figure vers le ciel, contente et courageuse, ambitionnant le plus un bel appartement. Elle était sous les toits, dans le coin des pouilleux, dans le trou le plus sale, à l'endroit où l'on ne recevait jamais la visite d'un rayon. Et ça expliquait ses larmes, elle ne pouvait pas être bien enchantée de son sort.
___Cependant, lorsque Gervaise se fut un peu accoutumée, les commencements du ménage, dans le nouveau logement, ne se présentèrent pas mal.
L'hiver était presque fini, les quatre sous des meubles cédés à Virginie avaient aidé àfacilité l'installation. Puis, dès les beaux jours, il arriva une chance, Coupeau se trouva embauché pour aller travailler en province, à Étampes ; et là, il fit près de trois mois, sans se soûler, guéri un moment par l'air de la campagne. On ne se doute pas combien ça désaltère les pochards, de quitter l'air de Paris, où il y a dans les rues une vraie fumée d'eau-de-vie et de vin. À son retour, il était frais comme une rose, et il rapportait quatre cents francs, avec lesquels ils payèrent les deux termes arriérés de la boutique, dont les Poisson avaient répondu, ainsi que d'autres petites dettes du quartier, les plus criardes. Gervaise déboucha deux ou trois rues où elle n'osait plus passerne passait plus. Naturellement, elle s'était mise repasseuse à la journée. Madame Fauconnier, très-bonne femme pourvu qu'on la flattât, avait bien voulu la reprendre. Elle lui donnait même trois francs, comme à une première ouvrière, par égard pour son ancienne position de patronne. Aussi le ménage semblait-il devoir boulotter. Même, avec du travail et de l'économie, Gervaise voyait le jour où ils pourraient tout payer et s'arranger un petit train-train supportable. Seulement, elle se promettait ça, dans la fièvre de la grosse somme gagnée par son mari. À froid, elle acceptait le temps comme il venait, elle disait que les belles choses ne duraient pas.
___Ce dont les Coupeau eurent le plus à souffrir alors, ce fut de voir les Poisson s'installer
dans leur boutique. Ils n'étaient point trop jaloux de leur naturel, mais on les agaçait, on prenait un plaisir méchant à s'émerveillers'émerveillait exprès devant eux sur les embellissements de leurs successeurs. Les Boche, surtout les Lorilleux, ne tarissaient pas. À les entendre, jamais on n'aurait vu une boutique plus belle. Et ils parlaient de l'état de saleté où les Poisson avaient trouvé les lieux, ils racontaient que le lessivage seul était monté à trente francs. Virginie, après des hésitations, s'était décidée pour un petit commerce d'épicerie fine, des bonbons, du chocolat, du café, du thé. Lantier l'avait beaucoup poussée à ce choixlui avait vivement conseillé ce commerce, car il y avait, disait-il, des sommes énormes à gagner dans la friandise. La boutique fut peinte en noir, et relevée de filets jaunes, deux couleurs distinguées. Trois menuisiers travaillèrent huit jours à l'agencement des casiers, des vitrines, un comptoir avec des tablettes pour les bocaux, comme chez les confiseurs. Le petit héritage, que Poisson tenait en réserve, dut être rudement écorné. Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des portiers, n'épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n'être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers et vous écrasent.
___Il y avait aussi une question d'homme par-dessous. On affirmait que Lantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça très bien. Enfin, ça mettait un peu de morale dans la rue. Et tout l'honneur de la séparation revenait à ce finaud de chapelier, qui restait toujours gobé par les damesque les dames gobaient toujours. On donnait des détails, il avait dû ficher des claques àcalotter la blanchisseuse pour la faire tenir tranquille, tant elle était acharnée après lui. Naturellement, personne ne disait la vraie véritévérité vraie ; ceux qui auraient pu la savoir, la jugeaient trop simple et pas assez intéressante. Si l'on voulait, Lantier avait bienen effet quitté Gervaise, en ce sens que maintenant, ilqu'il ne la tenait plus à sa disposition, le jour et la nuit ; mais il devait montermontait pour sûr la voir au sixième, quand l'envie l'en prenait, car mademoiselle Remanjou le rencontrait parfois sortant de chez les Coupeau à des heures pas peu naturelles. Enfin, les rapports continuaient, de bric et de broc, va comme je te pousse, sans que l'un ni l'autre y eût beaucoup de plaisir ; un reste d'habitude, des complaisances réciproques, pas davantage. Seulement, ce qui compliquait la situation, c'était que le quartier, maintenant, donnait à Lantier Virginie pour amoureusefourrait Lantier et Virginie dans la même paire de draps. Là encore le quartier se pressait trop. Sans doute, le chapelier chauffait la grande brune ; et ça se trouvait indiqué, puisqu'elle remplaçait Gervaise en tout et pour tout, dans la même chambre, derrière la même portele logement. Il courait justement une blague ; on prétendait qu'une nuit il était allé chercher Gervaise dans le litsur l'oreiller du voisin, et qu'il avait ramené  ⊂⊃  et gardé Virginie sans la reconnaître avant le ⊂⊃  petit jour, à cause de l'obscurité. L'histoire faisait rigoler, mais il n'était réellement pas si avancé, il se permettait à peine de lui pincer les hanches. Peu importait. Les Lorilleux parlaientLes Lorilleux n'en parlaient pas moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de l'épicièremadame Poisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. Les Boche, eux aussi, laissaient entendre que jamais ils n'avaient vu un plus beau couple. Le drôle, dans tout ça, ⊂⊃  c'était que la
rue de la Goutte-d'Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage à trois ; non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait douce pour Virginie. Peut-être l'indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le mari était sergent de ville.
___Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Les infidélités de Lantier la laissaient bien calme, parce que son cœur, depuis longtemps, n'était plus pour rien dans leurs rapports. Elle avait appris, sans chercher à les savoir, des histoires malpropres, des liaisons du chapelier avec toutes sortes de filles, les premiers chiens coiffés qui passaient dans la rue ; et ça lui faisait si peu d'effet, qu'elle avait continué à d'être complaisante, sans même trouver en elle assez de colère pour rompre. PourtantCependant, elle n'accepta pas si aisément le nouveau béguin de son amant. Avec Virginie, c'était autre chose. Ils avaient inventé ça dans le seul but de la blessertaquiner tous les deux ; et si elle se moquait de la bagatelle, elle tenait aux égards, elle n'entendait pas qu'une amie lui prit tout, sa boutique, sa considération, son amoureux
 (2). Aussi, les premiers jours, lorsque madame Lorilleux ou quelque autre méchante bête affectait en sa présence de dire que Poisson ne pouvait plus passer sous la porte Saint-Denis, devenait-elle toute blanche, la poitrine arrachée, une brûlure à dans l'estomac. Elle pinçait les lèvres, elle évitait de se fâcher, ne voulant pas donner ce plaisir à ses ennemis. Elle dut seulementMais elle dut quereller Lantier, car mademoiselle Remanjou crut distinguer le bruit d'un soufflet, une après-midi ; d'ailleurs, il y eut certainement une brouille, Lantier cessa de lui parler pendant quinze jours, puis il revint le premier, et le train-train parut recommencer, comme si de rien n'était. La blanchisseuse préférait en prendre son parti, reculant devant un crêpage de chignons, désireuse de ne pas gâter sa vie davantage. Ah ! elle n'avait plus vingt ans, elle n'aimait plus les hommes, au point de distribuer des fessées pour leurs beaux yeux et de risquer le poste. Seulement, elle additionnait ça avec le reste. Si jamais elle était bien sûre de la perfidie de Virginie, car ce sont des choses sur lesquelles il faut mettre le nez pour en être sûre, eh bien ! elle ferait payer le tout à Virginie en une fois.
___Coupeau blaguait. Ce mari commode, qui n'avait pas voulu voir le cocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson. Dans son ménage, ça ne comptait pas ; mais, dans le ménage des autres, ça lui semblait farce, et il se donnait un mal du diable pour guetter ces accidents-là, quand les dames des voisins allaient regarder la feuille à l'envers. Quel jeanjeanjean-jean, ce Poisson ! et ça portait un une épée, ça se permettait de bousculer le monde sur les trottoirs ! Puis, il Coupeau poussait le toupet jusqu'à taquinerplaisanter Gervaise. Ah bien ! son amoureux la lâchait joliment ! Elle n'avait pas de chance : une première fois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pour la seconde, c'étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. Aussi, elle s'adressait aux corps d'état pas sérieux. Pourquoi ne prenait-elle pas un maçon, un homme d'attache, habitué à gâcher solidement son plâtre ? Bien sûr, il disait ces choses en manière de plaisanterierigolade, mais Gervaise n'en devenait pas moins toute pâleverte, parce qu'il la fouillait de ses petits yeux gris, comme s'il avait voulu lui entrer les paroles avec une vrille. Lorsqu'il abordait le chapitre des saletés, elle ne savait jamais s'il parlait pour rire ou pour de bon. Un homme qui se soûle d'un bout de l'année à l'autre, n'a plus toujours la tête à lui, et il y a des maris, très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulantcoulants à trente sur le chapitre de la fidélité conjugale. Maintenant, quand Coupeau rentrait gris, il se préoccupait extraordinairement de Lantier. Il le donnait comme un lapin fini auprès des
 (3)
___Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de la Goutte-d'Or ! Il appelait Poisson le cocu. Ça leur clouait le bec, aux bavardes ! Ce n'était plus lui, le cocu. Oh ! il savait ce qu'il savait. S'il avait eu l'air de ne pas entendre, dans le temps, c'était apparemment qu'il n'aimait pas les potins. Chacun connaît son chez soi et se gratte où ça le démange. Eh bien ! Ça ne le démangeait pas, lui ; il ne pouvait pas se gratter, pour faire plaisir au monde. Eh bien ! et le sergent de ville, est-ce qu'il entendait ? Pourtant ça y était, cette fois ; on avait vu les amoureux, il ne s'agissait plus d'un cancan en l'air. Et il se fâchait, il ne comprenait pas comment un homme, un fonctionnaire du gouvernement, souffrait chez lui un pareil scandale. Le sergent de ville devait aimer la resucée des autres, voilà tout. Les soirs où Coupeau s'ennuyait, seul avec sa femme dans leur trou, sous les toits, ça ne l'empêchait pas de descendre chercher Lantier et de l'amener de force. Il trouvait la cambuse triste, depuis que le camarade n'était plus là. Il le raccommodait avec Gervaise, s'il les voyait en froid. Tonnerre de Dieu ! est-ce qu'on n'envoie pas le monde à la balançoire, est-ce qu'il est défendu de s'amuser comme on l'entend ? Il ricanait, des idées larges s'allumaient dans ses yeux vacillants de pochard, des besoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie. Et c'était surtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s'il parlait pour rire ou pour de bon.
___Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il se montrait paternel et digne. À trois reprises, il avait empêché des brouilles entre les Coupeau et les Poisson. Le bon accord des deux ménages devait entrerentrait dans son contentement personnel. Grâce à lui, aux regards tendres et fermes dont il surveillait Gervaise et Virginie, elles se voyaient et affectaient toujours l'une pour l'autre une grande amitié. Lui, régnant sur la blonde et sur la brune, avec une tranquillité de pacha, semblait se reposer dans son triomphe. Parfois, il laissait échapper un petit sourire, comme pour se féliciter de la façon roublarde dont il avait conduit sa barque.Ce n'était pas un petit tour de force, avoir gardé sa chambre après la débâcle des Coupeau, et s'être arrangé de manière à trouver tout de suite une autre table servie.s'engraissait de sa roublardise. Ce mâtin-là digérait encore les Coupeau qu'il se mettait à mangermangeait déjà les Poisson. Oh ! ça ne le gênait pas  guère ! une boutique avalée, il entamait une seconde boutique. Enfin, il n'y a que les hommes de cette espèce qui aient de la chance.
___
Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa première communion. Elle allait sur ses treize ans, grande déjà comme une asperge montée, avec un air d'effronterie ; l'année précédente, on l'avait renvoyée du catéchisme, à cause de sa mauvaise conduite ; et, si le curé l'admettait cette fois, c'était de peur de ne pas la voir revenir et de lâcher sur le pavé une païenne de plus. Nana dansait de joie en pensant à la robe blanche. Les Lorilleux, comme parrain et marraine, avaient promis la robe, un cadeau dont ils parlaient dans toute la maison ; madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginie la bourse, Lantier le paroissien ; de façon que les Coupeau attendaient la cérémonie sans trop s'inquiéter. Même les Poisson, qui voulaient pendre la crémaillère, choisirent justement cette occasion, sans doute sur le conseil du chapelier. Ils invitèrent les Coupeau et les Boche, dont la petite faisait aussi sa première communion. Le soir, on mangerait chez eux un gigot et quelque chose autour.
___Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardait les cadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un état abominable. L'air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme et l'enfant, avec des raisons d'ivrogne, des mots dégoûtants qui n'étaient pas à dire dans la situation. D'ailleurs, Nana elle-même devenait mal embouchée, au milieu des conversations sales qu'elle entendait continuellement. Les jours de dispute, elle traitait très bien sa mère de chameau et de vache.
___— Et du pain ! gueulait le zingueur. Je veux ma soupe, tas de rosses !… En voilà des femelles avec leurs chiffons ! Je m'asseoism'assois sur les affûtiaux, vous savez, si je n'ai pas ma soupe !
___— Quel lavement, quand il est paf ! murmura Gervaise impatientée.
___Et, se tournant vers lui :
___— Elle chauffe, tu nous embêtes.
___Nana faisait la modeste, parce qu'elle trouvait ça gentil, ce jour-là. Elle continuait à regarder les cadeaux sur la commode, en affectant de baisser les yeux et de ne pas comprendre les vilains propos de son père. Mais le zingueur était joliment taquin, les soirs de ribote. Il lui parlait dans le cou.
___— Je t'en ficherai, des robes blanches ! Hein ? c'est encore pour te faire des nichons dans ton corsage avec des boules de papier, comme l'autre dimanche ?… Oui, oui, attends un peu ! Je te vois bien tortiller ton derrière. Ça te chatouille, les belles frusques. Ça te monte le coco… Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon ! Retire tes patoches, colle-moi ça dans un tiroir, ou je te débarbouille avec !
___Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. Elle avait pris le petit bonnet de tulle, elle demandait à sa mère combien ça coûtait. Et, comme Coupeau allongeait la main pour arracher le bonnet, ce fut Gervaise qui le repoussa, en criant :
___— Mais laisse-la donc, cette enfant ! elle est gentille, elle ne fait rien de mal.
___Alors le zingueur lâcha tout son paquet.
___— Ah ! les garces ! La mère et la fille, ça fait la paire. Et c'est du propre d'aller manger le bon Dieu en guignant les hommes. Ose donc dire le contraire, petite salope !… Je vas t'habiller avec un sac, nous verrons si ça te grattera la peau. Oui, avec un sac, pour vous dégoûter, toi et tes curés. Est-ce que j'ai besoin qu'on te donne du vice ?… Nom de Dieu ! voulez-vous m'écouter, toutes les deux !
___Et, du coup, Nana furieuse se tourna, pendant que Gervaise devait étendre les bras, afin de protéger les affaires que Coupeau parlait de déchirer. L'enfant regarda son père fixement ; puis, oubliant la modestie recommandée par son confesseur :
___— Cochon ! dit-elle, les dents serrées.
___Dès que le zingueur eut mangé sa soupe, il ronfla. Le lendemain, il s'éveilla très bon enfant. Il avait un reste de la veille, tout juste de quoi être aimable. Il assista à la toilette de la petite, attendri par la robe blanche, trouvant qu'un rien du tout donnait à cette vermine un air de vraie demoiselle. Enfin, comme il le disait, un père, en un pareil jour, était naturellement fier de sa fille. Et il fallait voir le chic de Nana, qui avait des sourires embarrassés de mariée, dans sa robe trop courte pour elle. Quand on descendit et qu'elle aperçut Pauline sur le seuil de la logesur le seuil de la loge Pauline, également habillée et prête à partir, elle s'arrêta, l'enveloppa d'un regard clair, puis se montra très-bonne, en la trouvant moins bien mise qu'elle, arrangée comme un paquet. Les deux familles partirent ensemble pour
l'église. Nana et Pauline marchaient les premières, le paroissien à la main, retenant leurs voiles que le vent gonflait ; et elles ne causaient pas, crevant de plaisir à voir les gens sortir des boutiques, faisant une moue dévote pour entendre dire sur leur passage qu'elles étaient bien gentilles. Madame Boche et madame Lorilleux venaient les dernières et s'attardaient, parce qu'elles se communiquaient leurs réflexions au sujet de sur la Banban, une mange-tout, dont la fille n'aurait jamais communié si les parents ne lui avaitavaient tout donné, oui, tout, jusqu'à une chemise neuve, par respect pour la sainte table. Madame Lorilleux s'occupait surtout de la robe, son cadeau à elle, foudroyant Nana et l'appelant « grande sale », chaque fois que l'enfant ramassait la poussière avec sa jupe, en s'approchant trop des magasins.
___
À l'église, Coupeau pleura tout le temps. C'était bête, mais il ne pouvait pas se retenir. Ça le saisissait, le curé faisant les grands bras, les petites filles pareilles à des anges défilant les mains jointes ; et la musique des orgues lui barbottait dans le ventre, et la bonne odeur de l'encens l'obligeait à renifler, comme si on lui avait poussé un bouquet dans la figure. Enfin, il voyait bleu, il était pincé au cœur. Il y eut particulièrement un cantique, quelque chose de suave, pendant que les gamines avalaient le bon Dieu, qui lui sembla couler dans son cou, avec un frisson tout le long de l'échine. Autour de lui, d'ailleurs, les personnes sensibles trempaient aussi leur mouchoir. Vrai, c'était un beau jour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au sortir de l'église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui était resté les yeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa les corbeaux de brûler chez eux des herbes du diable pour amollir les hommes. Puis, après tout, il ne s'en cachait pas, ses yeux avaient fondu, ça prouvait simplement qu'il n'avait pas un pavé dans la poitrine. Et il commanda une autre tournée.
___Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson. L'amitié régna sans un accroc, d'un bout à l'autre du repas. Même lorsqueLorsque les mauvais jours arrivent, on tombe ainsi sur de bonnes soirées, des repos au milieu des embêtements, des heures où l'on s'aime entre gens qui se détestent. Lantier, ayant à sa gauche Gervaise et Virginie à sa droite, se montra aimable pour toutes les deux, leur prodiguant des tendresses de coq qui veut la paix dans son poulailler. En face, Poisson gardait sa rêverie calme et sévère de sergent de ville, son habitude de ne penser à rien, les yeux voilés, pendant ses longues factions sur les trottoirs. Mais les reines de la fête furent les deux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait permis de ne pas se déshabiller ; elles se tenaient raides, de crainte de tacher leurs robes blanches, et on leur criait, à chaque bouchée, de lever le menton, pour avaler proprement. Nana, ennuyée, finit par baver tout son vin sur son corsage ; et ce fut une affaire, on la déshabilla, on lava immédiatement le corsage dans un verre d'eau.
___Puis, au dessert, on causa sérieusement de l'avenir des enfants. Madame Boche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans un atelier de reperceuses sur or et sur argent ; on gagnait là-dedans des cinq et six francs. Gervaise ne savait pas encore, Nana ne montrait aucun goût. Oh ! elle galopinait, elle montrait ce goût ; mais, pour le reste, elle avait des mains de beurre.
___— Moi, à votre place, dit madame Lerat, j'en ferais une fleuriste. C'est un état propre et gentil.
___— Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes des Marie-couche-toi-là.
___— Eh bien ! et moi ? reprit la grande veuve, les lèvres pincées. Vous êtes galant. Vous savez, je ne suis pas une chienne, je ne me mets pas les pattes en l'air, quand on siffle !
___Mais toute la société la fit taire.
___— Madame Lerat ! oh ! madame Lerat !
___Et on lui indiquait du coin de l'œil les deux premières communiantes qui se fourraient le nez dans leurs verres pour ne pas rire. Par convenance, les hommes eux-mêmes avaient choisi jusque-là les mots distingués. Mais madame Lerat n'accepta pas la leçon. Ce qu'elle venait de dire, elle l'avait entendu dans les meilleures sociétés. D'ailleurs, elle se flattait de savoir sa langue ; on lui faisait souvent compliment de la façon dont elle parlait de tout, même devant des enfants de cinq ans, sans jamais blesser la décence.
___— Il y a des femmes très bien parmi les fleuristes, apprenez ça ! criait-elle. Elles sont faites comme les autres femmes, elles n'ont pas de la peau partout, bien sûr. Seulement, elles se tiennent, elles choisissent avec goût, quand elles ont une faute à faire… Oui, ça leur vient des fleurs. Moi, c'est ce qui m'a conservéconservée
___— Mon Dieu ! interrompit Gervaise, je n'ai pas de répugnance pour les fleurs. Il faut que ça plaise à Nana, pas davantage ; on ne doit pas contrarier les enfants sur la vocation… Voyons, Nana, ne fais pas la bête, réponds. Ça te plaît-il, les fleurs ?
___La petite, penchée au-dessus de son assiette, ramassait des miettes de gâteau avec son doigt mouillé, qu'elle suçait ensuite. Elle ne se dépêcha pas. Elle avait son petit rire vicieux.
___— Mais oui, maman, ça me plaît, finit-elle par déclarer.
___Alors, l'affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau consentit à cevoulut bien que madame Lerat emmenaemmenât l'enfant à son atelier,
rue du Caire, dès le lendemain. Et la société parla gravement des devoirs de la vie. Boche disait que Nana et Pauline étaient des femmes, maintenant qu'elles avaient communié. Poisson ajoutait qu'elles devaient désormais savoir faire la cuisine, raccommoder les chaussettes, conduire une maison. On leur parla même de leur mariage et des enfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines écoutaient et rigolaient en dessous, se frottaient l'une contre l'autre, le cœur gonflé d'être des femmes, rouges et embarrassées dans leurs robes blanches. Mais ce qui les chatouilla le plus, ce fut lorsque Lantier les plaisanta, en leur demandant si elles n'avaient pas déjà des petits maris. Et l'on fit avouer de force à Nana qu'elle aimait bien Victor Fauconnier, le fils de la patronne de sa mère.
___— Ah bien ! dit madame Lorilleux devant les Boche, comme on partait, c'est notre filleule, mais du moment où ils en font une fleuriste, nous ne voulons plus entendre parler d'elle. Encore une roulure pour les boulevards… Elle leur chiera du poivre, avant six mois.
___En remontant se coucher, les Coupeau convinrent que tout avait bien marché et que les Poisson n'étaient pas de méchantes gens. Gervaise trouvait même la boutique proprement arrangée. Elle s'attendait à souffrir, de passeren passant ainsi la soirée dans son ancien logement, où d'autres se carraient à cette heure ; et elle restait surprise de n'avoir pas ragé une seconde. Nana, en se déhabillantqui se déshabillait, demanda à sa mère si la robe de la demoiselle du second, qu'on avait mariée le mois dernier, était en mousseline comme la sienne.
___Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles ils s'enfoncèrent de plus en plus.
Les hivers surtout les nettoyaient. S'ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par cœur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides. Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c'était par-dessus tout de payer leur terme. Oh ! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d'un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le mot d'expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C'était lui le terme qui vidait le buffet et le poêle, leur quatre sous passaient là, à acheter le droit de crever au fond de leur trou. Dans la maison entière, d'ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l'escalier et des corridors. Chacun auraitSi chacun avait eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air d'orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l'écrasement du pauvre monde. La femme du troisième allait faire huit jours dans une maison au coin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le maçon du cinquième, avait volé chez son patron.
___Sans doute, les Coupeau devaient s'en prendre à eux seuls. L'existence a beau être dure, on s'en tire toujours, lorsqu'on a de l'ordre et de l'économie, témoins les Lorilleux qui allongeaient leurs termes régulièrement, pliés dans des morceaux de papier graisseuxsales ; mais, ceux-là, en véritévraiment, menaient une vie d'araignées maigres, à dégoûter du travail. Nana ne gagnait encore rien, dans les fleurs ; elle dépensait même pas mal pour son entretien. Gervaise,
chez madame Fauconnier, commençait àfinissait par être mal regardée. Elle perdait de plus en plus la main, elle bousillait l'ouvrage, au point que la patronne l'avait réduite à quarante sous, le prix des gâcheuses. Avec ça, très-fière, très-susceptible, jetant à la tête de tout le monde son ancienne position de femme établie. Elle manquait des journées, elle quittait l'atelier, par coup de tête ; ainsi, une fois, elle s'était trouvée si vexée de voir madame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de travailler ainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu'elle n'avait pas reparu de quinze jours. Après ces fuitesfoucades, on la reprenait par charité, ce qui l'aigrissait encore davantage. Naturellement, au bout de la semaine, la paye n'était pas grasse ; et, comme elle le disait amèrement, c'était elle qui finirait un samedi par en redevoir à la patronne. Quant à Coupeau, il travaillait peut-être, mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de son travail au gouvernement ; car Gervaise, depuis l'embauchage d'Étampes, n'avait pas revu la couleur de sa monnaie. Les jours de sainte-touche, elle ne lui regardait plus les mains, quand il rentrait. Il arrivait les bras ballants, les goussets vides, souvent même sans mouchoir ; mon Dieu ! oui, il avait perdu son tire-jus, ou bien quelque fripouille de camarade le lui avait fait. Les premières fois, il établissait des comptes, il inventait des craques, des dix francs pour une souscription, des vingt francs coulés de sa poche par un trou qu'il montrait, des cinquante francs dont il arrosait des dettes imaginaires. Puis, il ne s'était plus gêné. L'argent s'évaporait, voilà ! Il ne l'avait plus dans la poche, il l'avait dans le ventre, une autre façon pas drôle de le rapporter à sa bourgeoise. La blanchisseuse, sur les conseils de madame Boche, allait bien parfois guetter son homme à la sortie de l'atelier, pour pincer le magot tout frais pondu ; mais ça ne l'avançait pas à grand'choseguère, des camarades prévenaient Coupeau, l'argent filait dans les souliers ou dans un porte-monnaie moins propre encore. Madame Boche était très-maline sur ce chapitre, parce que Boche lui faisait passer au bleu des pièces de dix francs, des cachettes destinées à payer des lapins aux dames aimables de sa connaissance ; elle visitait les plus petits coins de ses vêtements, elle trouvait généralement la pièce qui manquait à l'appel dans la visière de la casquette, cousue entre le cuir et l'étoffe. Ah ! ce n'était pas le zingueur qui ouatait ses frusques avec de l'or ! Lui, se le mettait sous la chair. Gervaise ne pouvait pourtant pas prendre ses ciseaux et lui découdre la peau du ventre.
___Oui, c'était la faute du ménage, s'il dégringolait de saison en saison. Mais ce sont de ces choses qu'on ne se dit pas à soi-mêmejamais, surtout quand on est dans la crotte. Ils accusaient la malechance, ils prétendaient que Dieu leur en voulait. Un vrai bousin, leur chez eux, à cette heure. La journée entière, ils s'empoignaient. Pourtant, ils ne se tapaient pas encore, à peine quelques claques parties toutes seules au milieudans le fort des disputes. Le plus triste était qu'ils avaient ouvert la cage à l'amitié, les beaux sentiments s'étaient envolés comme des serins. La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants, lorsque ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d'eux, les laissait grelottants, chacun dans son coin. Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana, restaient pareils à des crins, s'avalant pour un mot, avec de la haine plein les yeux ; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grand ressort de la famille, la mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les cœurs ensemble. Ah ! bien sûr, Gervaise n'était plus remuée comme autrefois, quand elle voyait Coupeau au bord des gouttières, à des douze et des quinze mètres du trottoir. Elle ne l'aurait pas poussé elle-même ; mais s'il était tombé naturellement, ma foi ! ça aurait débarrassé la surface de la terre d'un pas grand'chose. Les jours où le torchon brûlait, elle criait qu'on ne le lui rapporterait donc jamais sur une civière. Elle attendait ça, ce serait son bonheur qu'on lui rapporterait. À quoi servait-il, ce soûlard ? à la faire pleurer, à lui manger tout, à la pousser au mal. Eh bien ! des hommes si peu utiles, on les jetait le plus vite possible dans le trou, on dansait sur eux la polka de la délivrance. Et les jours oùlorsque la mère disait : Tue ! la fille répondait : Assomme ! Elles causaient de ça, elles s'entendaient parfaitement. Nana lisait les accidents, dans le journal, avec des réflexions de fille dénaturée. Son père avait une telle chance, qu'un omnibus l'avait renversé, sans seulement le dessoûler. Quand donc crèvera-t-il, cette rosse ?
___Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de la maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne lâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor, il y avait un silence de crevaison, et les murs sonnaient creux, comme des ventres vides. Par moments, des danses s'élevaient, des larmes de femmes, des plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaient pour tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier générale, bâillant par toutes ces bouches tendues ; et les poitrines se creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les moucherons eux-mêmes n'auraient pas pu vivre, faute de nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise était surtout le père Bru,
dans son trou, sous le petit escalier. Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en boule, pour avoir moins froid ; et il restait des journées sans bouger, sur quatre guenilles, se raidissant et se desséchant à la manière des momiesun tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s'il n'était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un peu, d'un œil seulement ; jusqu'à la mort qui l'oubliait ! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait des croûtes. Si elle devenait mauvaise et détestait les hommes, à cause de son mari, elle plaignait toujours bien sincèrement les animaux ; et le père Bru, ce pauvre vieux, qu'on laissait crever, parce qu'il ne pouvait plus tenir un outil, était comme un vieux chien pour elle, une bête hors de service, dont les équarrisseurs ne voulaient même pas acheter la peau ni la graisse. Elle en gardait un poids sur le cœur, de le savoir continuellement là, de l'autre côté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant uniquement de lui-même, retournant à la taille d'un enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées.
___La blanchisseuse souffrait également beaucoup du voisinage de Bazouge, le croque-mort. Une simple cloison, très-mince, séparait
les deux chambres. Il ne pouvait pas se mettre un doigt dans la bouche sans qu'elle l'entendît. Dès qu'il rentrait, le soir, elle suivait malgré elle son petit ménage, le chapeau de cuir noir sonnant sourdement sur la commode comme une pelletée de terre, le manteau noir accroché et frôlant le mur avec le bruit d'ailes d'un oiseau de nuit, toute la défroque noire jetée au milieu de la pièce et l'emplissant d'un déballage de deuil. Elle l'écoutait piétiner, s'inquiétait au moindre de ses mouvements, sursautait s'il se tapait dans un meuble ou s'il bousculait sa vaisselle. Ce sacré soûlard était sa préoccupation, une peur sourde mêlée à une envie de savoir. Lui, rigolo, le sac plein tous les jours, la tête sens devant dimanche, toussait, crachait, chantait la mère Godichon, lâchait des choses pas propres, se battait avec les quatre murailles avant de trouver son lit. Et elle restait toute pâle, à se demander quel négoce il menait là ; elle avait des imaginations atroces, elle se fourrait dans la tête qu'il devait avoir apporté un mort et qu'il le remisait sous son lit. Mon Dieu ! les journaux racontaient bien une anecdote, un employé des pompes funèbres qui collectionnait chez lui les cercueils des petits enfants, histoire de s'éviter de la peine et de faire une seule course au cimetière. Pour sûr, quand Bazouge arrivait, ça sentait le mort à travers la cloison. On se serait cru logé devant le Père-Lachaise, en plein royaume des taupes. Il était effrayant, cet animal, à rire continuellement tout seul, comme si sa profession l'égayait. Même, quand il avait fini son sabatsabbat et qu'il tombait sur le dos, il ronfaitronflait (4) d'une façon extraordinaire, qui coupait la respiration à la blanchisseuse. Pendant des heures, elle tendait l'oreille, elle croyait que des enterrements défilaient chez les voisin.
___Oui, le pis était que, dans ses terreurs, Gervaise se trouvait attirée jusqu'à coller son oreille contre le mur, pour mieux se rendre compte. Bazouge lui faisait l'effet que les beaux hommes font aux femmes honnêtes : elles voudraient les tâter, mais elles n'osent pas ; la bonne éducation les retient. Eh bien ! si la peur ne l'avait pas retenue, Gervaise aurait voulu tâter la mort, voir comment c'était bâti. Elle devenait si drôle par moments, l'haleine suspendue, attentive, attendant le mot du secret dans un crachatmouvement de Bazouge, que Coupeau lui demandait en ricanant si elle avait un béguin pour le croque-mort d'à côté. Elle se fâchait, parlait de déménager, tant ce voisinage la répugnait ; et, malgré elle, dès que le vieux arrivait avec son odeur de cimetière, elle retombait à ses réflexions
 (5), et prenait l'air allumé et craintif d'une épouse qui songe àrêve de donner des coups de canif dans le contrat. Ne lui avait-il pas offert deux fois de l'emballer, de l'emmener avec lui quelque part, sur un dodo où la jouissance du sommeil est si forte, qu'on oublie du coup toutes les misères ? Peut-être était-ce en effet bien bon. Peu à peu, une tentation plus fortecuisante lui venait d'y goûter. Elle aurait voulu essayer pour quinze jours, un mois. Oh ! dormir un mois, surtout en hiver, le mois du terme, quand les embêtements de la vie la crevaient ! Mais ce n'était pas possible, il fallait continuer à de dormir toujours, si l'on commençait à dormir une heure ; et cette pensée la glaçait, son béguin de la mort s'en allait, devant l'éternelle et sévère amitié que demandait la terre.
___Cependant, un soir de janvier, elle cogna des deux poings contre la cloison. Elle avait passé une semaine affreuse, bousculée par tout le monde, sans le sou, à bout de courage. Ce soir-là, elle n'était pas bien, elle grelottait la fièvre et voyait danser des flammes. Alors, au lieu de se jeter par la fenêtre, comme elle en avait eu l'envie un moment, elle se mit à taper et à appeler sans bien savoir ce qu'elle faisait au juste.
___— Père Bazouge ! père Bazouge !
___Le croque-mort ôtait ses souliers en chantant : Il était trois belles filles. L'ouvrage avait dû marcher dans la journée, car il paraissait plus ému encore que d'habitude.
___— Père Bazouge ! père Bazouge ! cria Gervaise en haussant la voix.
___Il ne l'entendait donc pas ? Elle ne voulait pas le laisser se coucher, elle se donnait tout de suite, il pouvait bien la prendre à son cou et l'emporter où il emportait ses autres femmes, les pauvres et les riches qu'il consolait. Elle avait du courage, elle l'aimait, souffrait de sa chanson : Il était trois belles filles, parce qu'elle y voyait le dédain d'un homme qui a trop d'amoureuses. Et elle attendait un seul mot de lui pour le supplier, en disant : « C'est moi, vous savez bien, votre voisine, la blonde qui est encore gentille. J'en ai assez, de la sacrée existence ! Emballez-moi, je me laisserai faire, je ne pèserai pas lourd, et je vous embrasserai pour la peine. »
___— Quoi donc ? quoi donc ? bégaya Bazouge, qui est-ce qui se trouve mal ?… On y va, la petite mère !
___Mais, à cette voix enrouée, Gervaise s'éveilla comme d'un cauchemar. Qu'avait-elle fait ? elle avait tapé à la cloison, bien sûr. Alors ce fut un vrai coup de bâton sur ses reins, le trac lui serra les fesses, elle recula en croyant voir les grosses mains du croque-mort passer à travers leau travers du mur pour la saisir par la tignasse. Non, non, elle ne voulait pas, elle n'était pas prête. Si elle avait frappé, ça ce devait être avec le coude, en se retournant, sans en avoir l'idée. Et une horreur lui montait des genoux aux épaules, à la pensée de se sentirvoir trimballer entre les bras du vieux, toute raide, la figure blanche comme une assiette.
___— Eh bien ! il n'y a plus personne ? reprit Bazouge dans le silence. Attendez, on y va, on est complaisant pour les dames.
___— Rien, ce n'est rien, dit enfin la blanchisseuse d'une voix étranglée. Je n'ai besoin de rien. Merci.
___Pendant que le croque-mort s'endormait en grognant, elle demeura anxieuse, l'écoutant, n'osant remuer, de peur qu'il ne s'imaginaimaginât l'entendre frapper de nouveau. Elle se jurait bien de faire attention maintenant. Elle pouvait râler, elle ne demanderait pas du secours au voisin. Et elle disait cela pour se rassurer, car à certaines heures, malgré son taf, les poings lui démangeaient, elle gardait toujours son béguin épouvanté de la mort.
___Dans son coin de misère, au milieu de ses soucis et de ceux des autres, Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage
chez les Bijard. La petite Lalie, cette gamine de huit ans, grosse comme deux sous de beurre, soignait le ménage avec une propreté de grande personne ; et la besogne était rude, elle avait la charge de deux mioches, son frère Jules et sa sœur Henriette, des mômes de trois ans et de cinq ans, sur lesquels elle devait veiller toute la journée, même en balayant et en lavant la vaisselle. Depuis que le père Bijard avait tué sa bourgeoise d'un coup de pied dans le ventre, Lalie s'était faite la petite mère de tout ce monde. Sans rien dire, d'elle-même, elle tenait la place de la morte, cela au point que sa bête brute de père, pour compléter sans doute la ressemblance, assommait aujourd'hui la fille comme il avait assommé la maman autrefois. Quand il revenait soûl, il lui fallait des femmes à massacrer. Il ne s'apercevait seulement pas que Lalie était toute petite ; il n'aurait pas tapé plus fort sur une viellevieille peau. D'une claque, il lui couvrait la figure entière, et la chair avait encore tant de délicatesse, que les cinq doigts restaient marqués pendant deux jours. C'étaient des tripotées indignes, des trépignées pour un oui, pour un non, un loup enragé, les yeux rouges de sang, tombant sur un pauvre petit chat, craintif et câlin, maigre à faire pleurer, et qui recevait ça avec ses beaux yeux résignés, sans se plaindre. Non, jamais Lalie ne se révoltait. Elle pliait un peu le cou, pour protéger son visage ; elle se retenait de crier, afin de ne pas révolutionner la maison. Puis, quand le père était las de l'envoyer promener à coups de soulier aux quatre coins de la pièce, elle attendait d'avoir la force de se ramasser ; et elle se remettait au travail, débarbouillait ses enfants, faisait la soupe, ne laissait pas un grain de poussière sur les meubles. Ça rentrait dans sa tâche de tous les jours d'être battue.
___Gervaise s'était prise d'une grande amitié pour sa voisine. Elle la traitait en égale, en femme d'âge, qui connaît l'existence. Il faut dire que Lalie avait une mine pâle et sérieuse, avec une expression de vieille fille. On lui aurait donné trente ans, quand on l'entendait causer. Elle savait très bien acheter, raccommoder, tenir son chez elle, et elle parlait des enfants comme si elle avait eu déjà deux ou trois couches dans sa vie. À huit ans, cela faisait sourire les gens de l'entendre ; puis, on avait la gorge serrée, on s'en allait pour ne pas pleurer. Gervaise l'attirait le plus possible, lui donnait tout ce qu'elle pouvait, du manger, des vieilles robes. Un jour, comme elle lui essayait un ancien caraco à Nana, elle était restée suffoquée, en lui voyant l'échine bleue, le coude écorché et saignant encore, toute sa chair d'innocente martyrisée et collée aux os. Ah bienEh bien ! le père Bazouge pouvait apprêter sa boîte, elle n'irait pas loin de ce train-là ! Mais la petite avait suppliéprié la blanchisseuse de ne rien dire. Elle ne voulait pas qu'on embêtât son père à cause d'elle. Elle le défendait, assurait qu'il n'aurait pas été méchant, s'il n'avait pas bu. Il était fou, il ne savait plus. Oh ! elle lui pardonnait, parce qu'on doit tout pardonner aux fous.
___Depuis lors, Gervaise veillait, tâchait d'intervenir, dès qu'elle entendait le père Bijard monter l'escalier. Mais, la plupart du temps, elle attrapait simplement quelque torgnole pour sa part. Dans la journée, quand elle entrait, elle trouvait souvent Lalie attachée au pied du lit de fer ; une idée du serrurier, qui, avant de sortir, lui ficelait les jambes et le ventre avec de la grosse corde, sans qu'on pût savoir pourquoi ; une toquade de cerveau dérangé par la boisson, histoire sans doute de tyranniser la petite, même lorsqu'il n'était plus là. Lalie, raide comme un pieu, avec des fourmis dans les jambes, restait au poteau pendant des journées entières ; même elle y coucharesta une nuit, Bijard ayant oublié de rentrer. Quand Gervaise, indignée parlait de la détacher, elle la suppliait de ne pas déranger une corde, parce que son père devenait furieux, s'il ne retrouvait pas les nœuds faits de la même façon. Vrai, elle n'était pas mal, ça la reposait ; et elle disait cela en souriant, ses courtes jambes de chérubin enflées et mortes. Ce qui la chagrinait, c'était que ça n'avançait guère l'ouvrage, d'être collée à ce lit, en face de la débandade du ménage. Son père aurait bien dû inventer autre chose. Elle surveillait tout de même ses enfants, se faisait obéir, appelait près d'elle Henriette et Jules pour les moucher. Comme elle avait les mains libres, elle tricotait en attendant d'être délivrée, afin de ne pas perdre complètement son temps. Et elle souffrait surtout, lorsque Bijard la déficelait ; elle se traînait un bon quart d'heure par terre, ne pouvant se tenir debout, à cause du sang qui ne circulait plus.
___Le serrurier avait aussi imaginé un autre petit jeu. Il mettait des sous à rougir dans le poêle, puis les posait sur un coin de la cheminée. Et il appelait Lalie, il lui disait d'aller chercher deux livres de pain. La petite, sans défiance, empoignait les sous, poussait un cri, les jetait en secouant sa menotte brûlée. Alors, il entrait en rage. Qui est-ce qui lui avait fichu une voirie pareille ! Elle perdait l'argent, maintenant ! Et il menaçait de lui enlever le troufignon, si elle ne ramassait pas l'argent tout de suite. Quand la petite hésitait, elle recevait un premier avertissement, une beigne d'une telle force qu'elle en voyait trente-six chandelles. Muette, avec deux grosses larmes au bord des yeux, elle ramassait les sous et s'en allait, en les faisant sauter dans le creux de sa main, pour les refroidir.
___Non, jamais on ne se douterait des idées de férocité qui peuvent pousser au fond d'une cervelle de pochard, une cervelle pareille à une éponge tombée dans un baquet d'eau-de-vie.. Une après-midi, par exemple, Lalie, après avoir tout rangé, jouait avec ses enfants. La fenêtre était ouverte, il y avait un courant d'air, et le vent engouffré dans le corridor poussait la porte par légères secousses.
___— C'est monsieur Hardi, disait la petite. Entrez donc, monsieur Hardi. Donnez-vous donc la peine d'entrer.
___Et elle faisait des révérences devant la porte, elle saluait le vent. Henriette et Jules, derrière elle, saluaient aussi, ravis de ce jeu-là, se tordant de rire comme si on les avait chatouillés. Elle était toute rose de les voir s'amuser de si bon cœur, elle y prenait même du plaisir pour son compte, ce qui lui arrivait le trente-six du de chaque mois.
___— Bonjour, monsieur Hardi. Comment vous portez-vous, monsieur Hardi ?
___Mais une main brutale poussa la porte, le père Bijard entra. Alors, la scène changea, Henriette et Jules tombèrent sur leur derrière, contre le mur ; tandis que Lalie, terrifiée, restait au beau milieu d'une révérence. Le serrurier tenait un grand fouet de charretier tout neuf, à long manche de bois blanc, à lanière de cuir terminée par un bout de ficelle mince. Il posa ce fouet dans le coin du lit, il n'allongea pas son coup de soulier habituel à la petite, qui se garait déjà en présentant les reins. Un ricanement montrait ses dents noires, et il était très-gai, très-soûl, la trogne allumée d'une idée de rigolade.
___— Hein ? dit-il, tu fais la traînée, bougre de trognon ! Je t'ai entendue danser d'en bas… Allons, avance ! Plus près, nom de Dieu ! et en face ; je n'ai pas besoin de renifler ton moutardier. Est-ce que je te touche, pour trembler comme un quiqui ?… Ôte-moi mes souliers.
___Lalie, épouvantée de ne pas recevoir sa tatouille, redevenue toute pâle, lui ôta ses souliers. Il s'était assis au bord du lit, il se coucha habillé, resta les yeux ouverts, à suivre les mouvements de la petite dans la pièce. Elle tournait, abêtie sous ce regard, les membres travaillés peu à peu d'une telle peur, qu'elle finit par casser une tasse. Alors, sans se déranger, il prit le fouet, il le lui montra.
___— Dis donc, le petit veau, regarde ça ; c'est un cadeau pour toi. Oui, c'est encore cinquante sous que tu me coûtes… Avec ce joujou-là, je ne serai pas plus obligé de courir, et tu auras beau te fourrer dans les coins. Veux-tu essayer ?… Ah ! tu casses les tasses !… Allons, hop  houp ! danse donc, fais donc des révérences à monsieur Hardi !
___Il ne se souleva seulement pas, vautré sur le dos, la tête enfoncée dans l'oreiller, faisant claquer le grand fouet par la chambre, avec un vacarme de postillon qui lance ses chevaux. Puis, abattant le bras, il cingla Lalie au milieu du corps, l'enroula, la déroula comme une toupie. Elle tomba, voulut se sauver à quatre pattes ; mais il la cingla de nouveau et la remit debout.
___— Hop ! hop ! gueulait-il, c'est la course des bourriques !… Hein ? très-chouette, le matin, en hiver ; je fais dodo, je ne m'enrhume pas, j'attrape les veaux de loin, sans écorcher mes engelures. Dans ce coin-là, touchée, margot ! Et dans cet autre coin, touchée aussi ! Et dans cet autre, touchée encore ! Ah ! si tu te fourres sous le lit, je cogne avec le manche… Hop ! hop ! à dada ! à dada !
___Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunes sortaient de leurs trous noirs. Lalie, affolée, hurlante, sautait aux quatre angles de la pièce, se pelotonnait par terre, se collait contre les murs ; mais la mèche mince du grand fouet l'atteignait partout, claquant à ses oreilles avec des bruits de pétard, lui pinçant la chair de longues brûlures. Une vraie danse de bête à qui on apprend à faire des tours. Ce pauvre petit chat valsait, il fallait voir ! les talons à deux pas en l'air comme les gamines qui jouent à la corde et qui crient : Vinaigre ! Elle ne pouvait plus souffler, rebondissant d'elle-même ainsi qu'une balle élastique, se laissant taper, aveuglée, lasse d'avoir cherché un trou. Et son loup de père triomphait, l'appelait vadrouille, lui demandait si elle en avait assez et si elle comprenait suffisamment qu'elle devait lâcher l'espoir de lui échapper, à cette heure.
___Mais Gervaise, tout d'un coup, entra, attirée par les hurlements de la petite. Devant un pareil tableau, elle fut prise d'une indignation furieuse.
___— Ah ! la saleté d'homme ! cria-t-elle. Voulez-vous bien la laisser, brigand ! Je vais vous dénoncer à la police, moi !
___Bijard eut un grognement d'animal qu'on dérange. Il bégaya :
___— Dites donc, vous, la tortillardTortillard ! mêlez-vous un peu de vos affaires. Il faut peut-être que je mette des gants pour la trifouiller… C'est à la seule fin de l'avertir, vous voyez bien, histoire simplement de lui montrer que j'ai le bras long.
___Et il lança un dernier coup de fouet qui atteignit Lalie au visage. La lèvre supérieure fut fendue, le sang coula. Gervaise avait pris une chaise, voulait tomber sur le serrurier. Mais la petite tendait vers elle des mains suppliantes, disait que ce n'était rien, que c'était fini. Elle épongeait le sang avec le coin de son tablier, et faisait taire ses enfants qui pleuraient à gros sanglots, comme s'ils avaient reçu la dégelée de coups de fouet.
___Lorsque Gervaise songeait à Lalie, elle n'osait plus se plaindre. Elle aurait voulu avoir le courage de cette bambine de huit ans, qui en endurait à elle seule autant que toutes les femmes de l'escalier réunies. Elle l'avait vue au pain sec pendant trois mois, ne mangeant pas même des croûtes à sa faim, si maigriemaigre et si affaiblie, quelle se tenait aux murs pour marcher ; et, quand elle s'était risquée à lui porter des restants de viande en cachette, elle avait sentilui portait des restants de viande en cachette, elle sentait son cœur se fendre, en la regardant mangeravaler avec de grosses larmes silencieuses, par petits morceaux, parce que son gosier rétréci ne laissait plus passer la nourriture. Toujours tendre et dévouée malgré ça, d'une raison au-dessus de son âge, remplissant ses devoirs de petite mère, jusqu'à mourir de sa maternité, éveillée trop tôt dans son innocence frêle de gamine. Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chère créature de souffrance et de pardon, essayant d'apprendre d'elle à taire son martyre. Lalie gardait seulement son regard muet, ses grands yeux noirs résignés, au fond desquels on ne devinait qu'une nuit d'agonie et de misère. Jamais une parole, rien que ses grands yeux noirs, ouverts largement.
___C'est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de
l'Assommoir commençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyait arriver l'heure où son homme prendrait un fouet comme Bijard, pour mener la danse. Et le malheur qui la menaçait, la rendait naturellement plus sensible encore au malheur de la petite. Oui, Coupeau filait un vilainmauvais coton. L'heure était passée où le cric lui donnait des couleurs. Il ne pouvait plus se taper sur le torse en cranant, et crâner, en disant que le sacré chien l'engraissait ; car, à la vérité, sa vilaine graisse jaune des premières années avait fonduefondu, et il tournait au sécot, il se plombait, avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare. L'appétit, lui aussi, était rasé. Peu à peu, il n'avait plus eu de goût pour le pain, il en était même arrivé à cracher sur le fricot. On aurait pu lui servir la ratatouille la mieux accommodée, son estomac se barrait, ses dents molles refusaient de mâcher. Pour se soutenir, il lui fallait sa chopine d'eau-de-vie par jour ; c'était sa ration, son manger et son boire, la seule nourriture qu'il digérât. Le matin, dès qu'il sautait du lit, il restait un gros quart d'heure plié en deux, toussant et claquant des os, se tenant la tête et lâchant de la pituite, quelque chose d'amer comme chicotin qui lui ramonait la gorge. Ça ne manquait jamais, on pouvait apprêter Thomas à l'avance. Il ne retombait d'aplomb sur ses pattes qu'après son premier verre de consolation, un vrai remède dont le feu lui cautérisait les boyaux. Mais, dans la journée, les farcesforces (6) reprenaient. D'abord, il avait senti des chatouilles, des picotements sur la peau, aux pieds et aux mains ; et il rigolait, il racontait qu'on lui faisait des minettes, que sa bourgeoise devait mettre du poil à gratter entre les draps. Puis, ses jambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient fini par se changer en crampes abominables qui lui pinçaitpinçaient la viande comme dans un étau. Ça, par exemple, lui semblait moins drôle. Il ne riait plus, s'arrêtait parfois tout court sur le trottoir, étourdi, les oreilles bourdonnantes, les yeux aveuglés d'étincelles rouges. Tout lui paraissait jaune, les maisons dansaient, il festonnait trois secondes, avec la peur de s'étaler. D'autres fois, l'échine au grand soleil, il avait un frisson pareil à une eau glacée coulant de ses épaules sur son , comme une eau glacée qui lui aurait coulé des épaules au derrière. Ce qui l'enquiquinait le plus, c'était un petit tremblement de ses deux mains ; la main droite surtout devait avoir commis un mauvais coup, tant elle avait des cauchemars. Nom de Dieu ! il n'était donc plus un homme, il tournait à la vieille femme ! Il tendait furieusement ses muscles, il empoignait son verre, pariait de le tenir immobile, comme au bout d'une main de marbre ; mais, le verre, malgré son effort, dansait le chahut, sautait à droite et à gauche, avec son, sautait à gauche, avec un petit tremblement pressé et régulier. Alors, il se le vidait dans le coco, furieux, gueulant qu'il lui en faudrait des douzaines et qu'ensuite il se chargeait de porter un tonneau sans remuer un doigt. Gervaise lui disait au contraire de ne plus boire, s'il voulait cesser de trembler. Et il se fichait d'elle, il buvait des litres à recommencer l'expérience, s'enrageant, accusant les omnibus qui passaient de lui bousculer son liquide.
___
Au mois de mars, Coupeau rentra un soir trempé jusqu'aux os ; il ne savait pas,il revenait avec Mes-Bottes de Montrouge, où ils s'étaient flanqué une ventrée de soupe à l'anguille ; et il avait reçu une averse, de la barrière des Fourneaux à la barrière Poissonnière (7), un fier ruban de queue. Dans la nuit, il fut pris d'une sacrée toux ; il était très-rouge, galopé par une fièvre de cheval, battant des flancs comme un soufflet crevé. Quand le médecin des Boche l'eut vu le matin, et qu'il lui eut écouté dans le dos, il branla la tête, il prit Gervaise à part pour lui conseiller de faire porter tout de suite son mari à l'hôpital. Coupeau avait une fluxion de poitrine.
___Et Gervaise ne se fâcha pas, bien sûr. Autrefois, elle se serait plutôt fait hacher que de confier son homme aux carabins. Lors de l'accident,
rue de la Nation, elle avait mangé leur magot, pour le dorloter. Mais ces beaux sentiments-là n'ont qu'un temps, lorsque les hommes tombent dans la crapule. Non, non, elle n'entendait plus se donner un pareil tintouin. On pouvait le lui prendre et ne jamais le rapporter, elle dirait un grand merci. Pourtant, quand le brancard arriva et qu'on chargea Coupeau comme un meuble, elle devint toute pâle, les lèvres pincées ; et si elle continuait à rognonner et à trouverrognonnait et trouvait toujours que c'était bien fait, son cœur n'y était plus, elle aurait bien voulu avoir seulement dix francs dans sa commode, pour ne pas le laisser partir. Elle l'accompagna à Lariboisière, regarda les infirmiers le coucher, au bout d'une grande salle, où les malades à la file, avec des mines de trépassés, se soulevaient et suivaient des yeux le camarade qu'on amenait ; une jolie crevaison là-dedans, une odeur de fièvre à suffoquer et une musique de poitrinaire à vous faire cracher vos poumons ; sans compter que la salle avait l'air d'un petit Père-Lachaise, bordée de lits tout blancs, une vraie allée de tombeaux. Puis, comme il restait aplati sur son oreiller, elle fila, ne trouvant pas un mot à lui dire, n'ayant malheureusement rien dans la poche pour le soulager. Au centre de la placeDehors, en face de l'hôpital (8), elle se retourna, elle jeta un coup d'œil sur le monument. Et elle pensait aux jours d'autrefois, lorsque Coupeau, perché au bord des gouttières, posait là-haut ses plaques de zinc, en chantant dans le soleil. Il ne buvait pas alors, il avait une peau de fille. Elle, de sa fenêtre de l'hôtel Boncœur, le cherchait, l'apercevait au beau milieu du ciel ; et tous les deux agitaient des mouchoirs, s'envoyaient des risettes par le télégraphe (9). Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutant guère qu'il travaillait pour lui. Maintenant, il n'était plus sur les toits, pareil à un moineau rigoleur et putassier ; il était dessous, il avait bâti sa niche à l'hôpital, et il y venait crever, la couenne râpeuse. Mon Dieu, que le temps des amours semblait loin, aujourd'hui !
___Le surlendemain, lorsque Gervaise se présenta à Lariboisière pour avoir des nouvelles, elle trouva le lit vide. Une sœur lui expliqua qu'on avait dû transporter son mari à l'
asile Sainte-Anne, parce que, la veille au soir, il s'était mis à battre avait tout d'un coup battu la campagne. Oh ! un déménagement complet, des idées de se casser la tête contre le mur, des hurlements qui empêchaient les autres malades de dormir. Ça venait de la boisson, paraissait-il. La boisson, qui couvait dans son corps, avait profité, pour lui attaquer et lui tordre les moellesnerfs, de l'instant où la fluxion de poitrine le tenait sans forceforces sur le dos. La blanchisseuse rentra bouleversée. Son homme était fou à cette heure ! La vie allait devenir drôle, si on le lâchait. Nana criait qu'il fallait le laisser à l'hôpital, parce qu'il finirait par les massacrer toutes les deux.
___Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C'était un vrai voyage, Paris entier à traverser. Heureusement, l'omnibus
du boulevard Rochechouart à la Glacière passait près de l'asile. Elle descendit rue de la Santé, elle acheta deux oranges pour ne pas entrer les mains vides. Encore un monument, avec des cours grises, des corridors interminables, une odeur de vieux remèdes rances, qui n'inspirait pas précisément la gaieté. Mais, quand on l'eut (10)faitefait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque gaillard. Il était justement sur le trône, une caisse de bois très-propre, qui ne répandait pas la moindre mauvaise odeur ; et ils rirent de ce qu'elle le trouvait en fonction, son trou de balle au grand air. N'est-ce pas ? on sait bien ce que c'est qu'un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagou d'autrefois. Oh ! il allait mieux, puisque ça reprenait son cours.
___— Et ta la fluxion ? demanda la blanchisseuse.
___— Emballée ! répondit-il. Ils m'ont retiré ça avec la main. Je tousse encore un peu, mais c'est la fin du ramonage.
___Puis, au moment de quitter le trône pour se refourrer dans son lit, il rigola de nouveau.
___— T'as le nez solide, t'as pas peur de prendre une prise, toi !
___Et ils s'égayèrent davantage. Au fond, ils avaient de la joie. C'était par manière de se témoigner leur contentement sans faire des de phrases, qu'ils plaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine. Il faut avoir eu des malades pour connaître le plaisir qu'on prendéprouve à les revoir bien travailler de tous les côtés.
___Quand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, ce qui lui causa un attendrissement. Il redevenait gentil, depuis qu'il buvait de la tisane et qu'il ne pouvait plus laisser son cœur sur les comptoirs des mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup de marteau, surprise de l'entendre raisonner comme au bon temps.
___— Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j'ai joliment rabâché !… Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m'appelais, des hommes voulaient t'y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein jour… Oh ! je me souviens très-bien, la caboche est encore solide… À présent, c'est fini, je rêvasse en m'endormant, j'ai des cauchemars, mais tout le monde a des cauchemars.
___Gervaise resta auprès près de lui jusqu'au soir. Quand l'interne vint, à la visite de six heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d'une inquiétude. Il se leva deux ou trois fois sur son séant, regardant par terre, dans les coins d'ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une bête contre le mur.
___— Qu'est-ce donc ? demanda Gervaise, effrayée.
___— Les rats, les rats, murmura-t-il en serrant les dents.
___Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit, en lâchant des mots entrecoupés.
___— Nom de Dieu ! ils me trouent la pelure !… Oh ! les sales bêtes !… Tiens bon ! serre tes jupes ! méfie-toi du salopiaud, derrière toi !… Sacré tonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent !… Tas de mufes ! tas de fripouilles ! tas de brigands !
___Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la mettaitroulait en tapon contre sa poitrine, comme pour la protéger contre les violences des hommes barbus qu'il voyait. Alors, un gardien étant accouru, Gervaise se retira, toute glacée par cette scène. Mais, lorsqu'elle revint, quelques jours plus tard, elle trouva Coupeau complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s'en étaient allés ; il avait un sommeil d'enfant, il dormait ses dix heures à la file sans bouger un membre. Aussi permit-on à sa femme de l'emmener. Seulement, l'interne lui lâcha dit à la sortie les bonnes paroles d'usage, en lui conseillant de les méditer. S'il recommençait à boire, il retomberait et finirait par y laisser sa peau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu comme on redevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. Eh bien ! il devait continuer à la maison sa vie sage de
Sainte-Anne, s'imaginer qu'il était sous clef et que les marchands de vin n'existaient plus.
___— Il a raison, ce monsieur, dit Gervaise dans l'omnibus qui les ramenait
rue de la Goutte-d'Or.
___— Sans doute qu'il a raison, répondit Coupeau.
___Puis, après avoir songé une minute, il reprit :
___— Oh ! tu sais, une goutteun petit verre par-ci par-là, ça ne peut pourtant pas tuer un homme, ça fait digérer.
___Et, le soir même, il but un petit verre de cric, pour la digestion. Pendant huit jours, il se montra cependant assez raisonnable. Il était très-tracqueurtraqueur au fond, il ne se souciait pas de finir à
Bicêtre. Mais sa passion l'emportait, le premier petit verre le conduisait malgré lui à un deuxième, à un troisième, à un quatrième ; et, dès la fin de la quinzaine, il avait repris sa ration ordinaire, sa chopine de tord-boyaux par jour. Gervaise, exaspérée, aurait cogné. Dire qu'elle était assez bête pour avoir rêvé de nouveau une vie honnête, quand elle l'avait vu dans tout son bon sens à l'asile ! Encore une heure de joie envolée, la dernière à coup bien sûr ! Oh ! maintenant, puisque rien ne pouvait le corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine, elle jurait de ne plus se gêner ; le ménage irait à la six-quatre-deux, elle s'en battait l'œil ; et elle parlait de prendre, à son tourelle aussi, du plaisir où elle en trouverait. Alors, l'enfer recommença, une vie d'autant plus abominable qu'elle n'avait plus de coin ouvert sur enfoncée davantage dans la crotte, sans coin d'espoir ouvert sur une meilleure saison. Nana, quand son père l'avait giflée, demandait furieusement pourquoi cette rosse n'était pas restée à l'hôpital. Elle attendait de gagner de l'argent, disait-elle, pour lui payer de l'eau-de-vie et le faire crever plus vite. Gervaise, de son côté, un jour que Coupeau regrettait leur mariage, s'emporta. Ah ! elle lui avait apporté la resucée des autres, ah ! elle s'était fait ramasser sur le trottoir, en l'enjôlant par ses mines de rosière ! Nom d'un chien ! il ne manquait pas d'aplomb ! Autant de paroles, autant de menteries. Elle ne voulait pas de lui, voilà la vérité. Il se traînait à ses pieds pour la décider, pendant qu'elle lui conseillait de bien réfléchir. Et si c'était à refaire, comme elle dirait non ! elle se laisserait plutôt couper un bras. Oui, elle avait vu le loup avant lui ; mais une femme qui a vu le loupla lune avant lui ; mais une femme qui a vu la lune (11) et qui est travailleuse, vaut mieux qu'un feignant d'homme qui salit son honneur et celui de sa famille dans tous les mannezingues. Ce jour-là, pour la première fois, chez les Coupeau, on se flanqua une volée en règle, on se tapa même si dur, qu'un vieux parapluie et le balai furent cassés.
___Et Gervaise tint parole. Elle s'avachit encore ; elle manquait l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières avec les voisines, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait baissée pour le ramasser. Les côtes lui poussaient en long à cette heure. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire tomber. Les Lorilleux, maintenant, affectaient de se boucher le nez, en passant devant sa chambre ; une vraie poison, disaient-ils. Eux, vivaient en sournois,
au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaient dans ce coin de la maison, s'enfermant pour ne pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh ! des bons cœurs, des voisins joliment obligeants ! oui, c'était le chat ! On n'avait qu'à frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ou une carafe d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu'ils ne s'occupaient jamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain ; mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il s'agissait de mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde. La dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche, quel décatissage, mes amis ! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre d'assiettes sales laissées en plan, chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des guenilles dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées ! Dieu de Dieu ! il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato qui tournaittortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lichades et les gueletonsgueuletons. Gervaise, qui se doutaient de la façon dont ils l'arrangeaient, ôtaientdoutait de la façon dont ils l'arrangeaient, ôtait ses souliers, collait son oreille contre leur porte ; mais la couverture l'empêchait d'entendre. Elle les surprit seulement un jour en train de l'appeler « la grand'tétasse », parce que sans doute son devant de gilet était un peu fort, malgré la mauvaise nourriture qui lui vidait la peau. D'ailleurs, elle les avait quelque part ; elle continuait à leur parler pour éviter les commentaires, n'attendant de ces salauds que des avanies, mais n'ayant même plus la force de leur répondre et de les lâcher là comme un paquet de sottises. Et puis, zut ! elle demandait son plaisir, rester en tas, tourner ses pouces, bouger à la seule finquand il s'agissait de prendre du bon temps, pas davantage.
___
Un samedi, Coupeau lui avait promis de la mener au Cirque (12). Voir des dames galoper sur des chevaux et sauter dans des ronds de papier, voilà au moins qui valait la peine de se déranger. Coupeau justement venait de faire une quinzaine, il pouvait se fendre de quarante sous ; et même ils devaient manger tous les deux dehors, Nana ayant à veiller très tard ce soir-là chez son patron pour une commande pressée. Mais, à sept heures, pas de Coupeau ; à huit heureheures, toujours personne. Gervaise était furieuse. Son soûlard fricassait pour sûr la quinzaine avec les camarades, chez les marchands de vin du quartier. Elle avait lavé un bonnet, et s'escrimait, depuis le matin, sur les trous d'une vieille robe, voulant être présentable. Enfin, vers neuf heures, l'estomac vide, bleue de colère, elle se décida à descendre, pour chercher Coupeau dans les environs.
___— C'est votre mari que vous demandez ? lui cria madame Boche, en l'apercevant la figure à l'envers. Il est chez le père Colombe. Boche vient de prendre des cerises avec lui.
___Elle dit merci. Elle fila raide sur le trottoir, en roulant l'idée de sauter aux yeux de Coupeau. Une petite pluie fine tombait, ce qui rendait sa la promenade encore moins amusante. Mais, quand elle fut arrivée devant l'AssommoirAssommoir
[¶], la peur de la danser elle-même, si elle taquinait son homme, la calma brusquement et la rendit prudente. La boutique flambait, son gaz allumé, les glacesflammes blanches comme des soleils, les fioles et les bocaux illuminant les murs de leurs verres de couleur. Elle resta là un instant, l'échine tendue, l'œil appliqué contre la vitre, entre deux bouteilles de l'étalage, à guigner Coupeau, dans le fond de la salle ; il était assis avec des camarades, autour d'une petite table de zinc, tous vagues et bleuis par la fumée des pipes ; et, comme on ne les entendait pas gueuler, ça faisait un drôle d'effet de les voir se démancher, le menton en avant, les yeux sortis de la figure. Était-il Dieu possible que les des hommes pussent lâcher leurs femmes et leur chez eux pour s'enfermer ainsi dans un trou où ils étouffaient ! La pluie lui dégoulinaitdégouttait le long du cou ; elle se releva, elle s'en alla sur le boulevard extérieur, réfléchissant, n'osant pas entrer. Ah bien ! Coupeau l'aurait joliment reçue, lui qui ne voulait pas être relancé ! Puis, vrai, ça ne lui semblait guère la place d'une femme honnête. Cependant, sous les arbres trempés, un léger frisson la prenait, et elle songeait, hésitante encore, qu'elle était pour sûr en train de pincer quelque bonne maladie. Deux fois, elle retourna se planter devant la vitre, son œil collé de nouveau, vexée de retrouver ces sacrés pochards à couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup de lumière de l'Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, où la pluie mettait un frémissement de petits bouillons. Elle se sauvait, elle pataugeait là-dedans, dès que la porte s'ouvrait et retombait, avec le claquement de ses bandes de cuivre. Enfin, elle s'appela trop bête, elle poussa la porte et marcha droit à la table de Coupeau. Après tout, n'est-ce pas ? c'était son mari qu'elle venait demander ; et elle y était autorisée, puisqu'il avait promis, ce soir-là, de la mener au Cirque. Tant pis ! elle n'avait pas envie de fondre comme un pain de savon, sur le trottoir.
___— Tiens ! c'est toi, la vieille ! cria le zingueur, qu'un ricanement étranglait. Ah ! elle est comique , par exemple !… Hein ? pas vrai, elle est comique !
___Tous riaient, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Oui, ça leur semblait comique ;
farce, par exemple !… Hein ? pas vrai, elle est farce !
___Tous riaient, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Oui, ça leur semblait farce ;
et ils n'expliquaient pas pourquoi. Gervaise restait debout, un peu étourdie. Coupeau lui paraissant très-gentil, elle se risqua à dire :
___— Tu sais, nous allons là-bas. Faut nous cavaler. Nous arriverons encore à temps pour voir quelque chose.
___— Je ne peux pas me lever, je suis collé, oh ! sans blague, reprit Coupeau qui rigolait toujours. Essaye, pour te renseigner ; tire-moi le bras, de toutes tes forces, nom de Dieu ! plus fort que ça, ohé, hisse !… Tu vois, c'est ce roussin de père Colombe qui m'a visé vissé sur sa banquette.
___Gervaise s'était prêtée à ce jeu en riant ; et, quand elle lui lâcha le bras, les camarades trouvèrent la blague si bonne, qu'ils se jetèrent les uns sur les autres, braillant et se frottant les épaules comme des ânes qu'on étrille. Le zingueur avait la bouche fendue par un tel rire, qu'on lui voyait jusqu'au gésiergosier.
___— Fichue bête ! dit-il enfin, tu peux bien t'asseoir une minute. On est mieux là qu'à barbotterbarboter dehors… Eh bien ! oui, je ne suis pas rentré, j'ai eu des affaires. Quand tu feras ton nez, ça n'avancera à rien… Reculez-vous donc, vous autres.
___— Si madame voulait accepter mes genoux, ça serait plus tendre, dit galamment Mes-Bottes.
___Gervaise, pour ne pas se faire remarquer, prit une chaise et s'assit à trois pas de la table. Elle regarda ce que buvaitbuvaient les hommes, du casse-gueule qui luisait, pareil à de l'or, dans les verres ; il y en avait une petite mare coulée sur la table, et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, tout en causant, trempait son doigt, écrivait un nom de femme : Eulalie, en grosses lettres. Elle trouva Bibi-la-Grillade joliment ravagé, plus maigre qu'un cent de clous. Mes-Bottes avait un nez qui fleurissait, un vrai dalhiadahlia bleu de Bourgogne. Ils étaient très-sales tous les quatre, avec leurs ordures de barbes raides et pisseuses comme des balais à pot de chambre, étalant des guenilles de blouses, allongeant des pattes noires aux ongles en deuil. Mais, vrai, on pouvait encore se montrer dans leur société, car s'ils gobelottaient depuis six heures, ils restaient tout de même comme il faut, juste à ce point où l'on charme ses puces. Gervaise en vit deux autres devant le comptoir en train de se gargariser, si pafs, qu'ils se jetaient leur petit verre sous le menton, et imbibaient leur chemise, en croyant se rincer la dalle. Le gros père Colombe, qui allongeait ses bras énormes, les porte-respect de son établissement, versait tranquillement les tournées. Il faisait très chaud, la fumée des pipes montait dans la clarté aveuglante du gaz, où elle roulait comme une poussière, noyant les consommateurconsommateurs d'une buée, lentement épaissie ; et, de ce nuage, un vacarme sortait, assourdissant et confus, des voix cassées, des chocs de verre, des jurons et des coups de poing semblables à des détonations. Aussi Gervaise avait-elle pris sa figure en coin de rue, car une pareille vue n'est pas drôle pour une femme, surtout quand elle n'en a pas l'habitude ; elle étouffait, les yeux brûlés, la tête déjà alourdie par l'odeur d'alcool qui s'exhalait de la salle entière. Puis, brusquement, elle eut la sensation d'un malaise plus inquiétant derrière son dos. Elle se tourna, elle aperçut l'alambic, la machine à soûler, fonctionnant sous le vitrage de l'étroite cour, avec la trépidation profonde de sa cuisine d'enfer. Le soir, les cuivres étaient plus mornes, allumés seulement sur leur rondeur d'une large étoile rouge ; et l'ombre de l'appareil, contre la muraille du fond, dessinait des abominations, des figures avec des queues, des monstres ouvrant leurs mâchoires comme pour avaler le monde.
___— Dis donc, Marie-bon-Bec, ne fais pas ta gueule ! hein ! s'il te plaît cria Coupeau. Tu sais, à
Chaillot les rabat-joie (13) !… Qu'est-ce que tu veux boire ?
___— Rien, bien sûr, répondit la blanchisseuse. Je n'ai pas dîné, moi.
___— Eh bien ! raison de plus ; ça soutient, une goutte de quelque chose.
___Mais, comme elle ne se déridait pas, Mes-Bottes se montra galant de nouveau.
___— Madame doit aimer les douceurs, murmura-t-il.
___— J'aime les hommes qui ne se soûlent pas, reprit-elle en se fâchant. Oui, j'aime qu'on rapporte sa paie et qu'on soit de parole, quand on a fait une promesse.
___— Ah ! c'est ça qui te chiffonne ! dit le zingueur, sans cesser de ricaner. Tu veux ta part. Alors, grande cruche, pourquoi refuses-tu une consommation ?… Prends donc, c'est tout bénéfice.
___Elle le regarda fixement, l'air sérieux, avec un pli qui lui traversait le front d'une raie noire. Et elle répondit d'une voix lente :
___— Tiens ! tu as raison, c'est une bonne idée. Comme ça, nous boirons la monnaie ensemble.
___Bibi-la-Grillade se leva pour aller lui chercher un verre d'anisette. Elle approcha sa chaise, elle s'attabla. Pendant qu'elle sirotait son anisette, elle eut tout d'un coup un souvenir, elle se rappela la prune qu'elle avait mangée avec Coupeau, jadis, près de la porte, lorsqu'il lui faisait la cour. En ce temps-là, elle laissait la sauce des fruits à l'eau-de-vie. Et, maintenant, voici qu'elle se remettait aux liqueurs. Oh ! elle se connaissait, elle n'avait pas pour deux liards de volonté. On n'aurait eu qu'à lui donner une chiquenaude sur les reins pour l'envoyer faire une culbute dans la boisson. Même ça lui semblait très-bon, l'anisette, peut-être un peu trop doux, un peu écœurant. Et elle suçait son verre, en regardant le père Colombe qui s'empoignait avec une pratique, en écoutant Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, raconter sa liaison avec la grosse Eulalie, celle qui vendait du poisson dans la rue, une femme rudement malinemaligne, une particulière qui le flairait chez les marchands de vin, tout en poussant sa voiture, le long des trottoirs ; et les camarades avaient beau l'avertir et le cacher, elle le pinçait souvent, elle lui avait même, la veille, envoyé une limande à travers par la figure, pour lui apprendre à manquer l'atelier. Par exemple, ça, c'était drôle. Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes, le les côtes crevées de rire, appliquaient des claques sur les épaules de Gervaise, qui rigolait enfin, comme chatouillée et malgré elle ; et ils lui conseillaient d'imiter la grosse Eulalie, d'apporter ses fers et de repasser les oreilles de Coupeau sur le zinc des mastroquets.
___— Ah bien ! merci, cria Coupeau qui retourna le verre d'anisette vidé par sa femme, tu nous pompes joliment ça ! Voyez donc, la coterie, ça ne lanterne guère.
___— Madame redouble ? demanda Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.
___Non, elle en avait assez. Elle hésitait pourtant. L'anisette lui barbouillait le cœur. Elle aurait plutôt pris quelque chose ⊂⊃  de raide pour se guérir l'estomac. Et elle jetait des regards obliques sur la machine à soûler, derrière elle. Cette sacrée marmite, ronde comme un ventre de chaudronnière grasse, avec son nez qui s'allongeait et se tortillait, lui soufflait un frisson dans les épaules, une peur mêlée d'un désir. Oui, on aurait dit la fressure de métal d'une grande gueuse de statue, de quelque sorcière qui lâchait goutte à goutte le feu de ses entrailles. Une jolie source de poison, une opération qu'on aurait dû enterréeenterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable ! Mais ça n'empêchait pas, elle aurait voulu mettre son nez là dedans, renifler l'odeur, goûter à la cochonnerie, quand même sa langue brûlée aurait dû en peler du coup comme une orange.
___— Qu'est-ce que vous buvez donc là ? demanda-t-elle sournoisement aux hommes, l'œil allumé par la belle couleur d'or de leur verreleurs verres.
___— Ça, ma vieille, répondit Coupeau, c'est le camphre du papa Colombe… Fais pas la bête, n'est-ce pas ? On va t'y faire goûter.
___Et lorsqu'on lui eut apporté un verre de vitriol, et que sa mâchoire se contracta, à la première gorgée, le zingueur reprit, en se tapant sur les cuisses :
___— Hein ! ça te rabote le sifflet !… Avale d'une lampée. Chaque tournée retire un écu de six francs de la poche du médecin.
___Au deuxième verre, Gervaise ne sentit plus la faim qui la tourmentait. Maintenant, elle était raccommodée avec Coupeau, elle ne lui en voulait plus de son manque de parole. Ils iraient au Cirque une autre fois ; ça ce n'était pas si drôle, des faiseurs de tours qui galopaient sur des chevaux. Il ne pleuvait toujours pas chez le père Colombe, et si la paie fondait dans le fil-en-quatre, on se la mettait sur le torse au moins, on la buvait limpide et luisante comme du bel argent fonduor liquide. Ah ! elle envoyait joliment flûter le monde ! La vie ne lui offrait pas tant de plaisirs ; d'ailleurs, ça lui semblait une consolation d'être de moitié dans le nettoyage de la monnaie. Puisqu'elle était bien, pourquoi donc ne serait-elle pas restée ? On pouvait tirer le canon, elle n'aimait plus à bouger, quand elle avait fait son tas. Elle mijotait dans une bonne chaleur, son corsage collé à son dos, envahie d'un bien-être qui lui engourdissait les membres. Elle rigolait toute seule, les coudes sur la table, les yeux perdus, très-amusée par deux clients, un gros mastoc et un nabot, à une table voisine, en train de s'embrasser comme du pain, tant ils étaient gris. Oui, elle riait à l'Assommoir, à la pleine lune du père Colombe, une vraie vessie de saindoux, aux consommateurs fumant leur brûle-gueule, criant et crachant, aux grandes flammes du gaz qui allumaient les glaces et les bouteilles de liqueur. L'odeur ne la gênait plus ; au contraire, elle avait des chatouilles dans le nez, elle trouvait que ça sentait bon ; ses paupières se fermaient un peu mouillées, tandis qu'elle respirait très-court, sans étouffement, goûtant la jouissance du lent sommeil dont elle était prise. Puis, après son troisième petit verre, elle laissa tomber son menton sur ses mains, elle ne vit plus que Coupeau et les trois camarades ; et elle demeura nez à nez avec eux, tout près, les joues chauffées par leur haleine, regardant leurs barbes sales, comme si elle en avait compté les poils. Ils étaient très soûls, à cette heure. Mes-Bottes bavait, la pipe aux dents, de l'air muet et grave d'un bœuf assoupi. Bibi-la-Grillade racontait son une histoire, la façon dont il vidait un litre d'un trait, en lui fichant un tel baiser à la régalade, qu'on lui voyait le derrière. Cependant, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était allé chercher le tourniquet sur le comptoir et jouait des consommations avec Coupeau.
___— Deux cents !… T'es rupin, tu amènes les gros numéros à tous coups.
___La plume du tourniquet grinçait, l'image de la Fortune, une grande femme rouge, placée sous un verre, tournait et ne mettait plus au milieu qu'une tache ronde, pareille à une tache de vin.
___— Trois cent cinquante !… T'as donc marché dedans, bougre de lascar ! Ah ! zut ! je ne joue plus !
___Et Gervaise s'intéressait au tourniquet. Elle continuait à soiffersoiffait à tirelarigot, et appelait Mes-Bottes « mon fiston ». Derrière elle, la machine à soûler fonctionnait toujours, avec son murmure de ruisseau souterrain ; et elle désespérait de l'arrêter, de l'épuiser jamais, prise contre elle d'une colère sombre, ayant des envies de sauter sur le grand alambic comme sur une bête, pour le taper à coups de talon et lui crever le ventre. Tout se brouillait, elle voyait la machine à soûlerremuer, elle se sentait prise par ses pattes de cuivre, pendant que le ruisseau coulait maintenant au travers de son corps.
___Puis, la salle dansa, avec les becs de gaz qui filaient comme des étoiles. Gervaise était poivre. Elle entendait une discussion furieuse entre Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, et cet encloué de père Colombe. En voilà un voleur de patron qui marquait à la fourchette ! On n'était pourtant pas à
Bondy (14). Mais, brusquement, il y eut une bousculade, des hurlements, un vacarme de tables renversées. C'était le père Colombe qui flanquait tranquillement la société à la porte, sans se gêner, en un tour de main. Dehorsdehors, sans se gêner, en un tour de main. Devant la porte, on l'engueula, on l'appela fripouille. Il pleuvait toujours, un petit vent glacé soufflait. Gervaise perdit Coupeau, le retrouva et le perdit encore. Elle voulait rentrer, elle tâtait les boutiques pour reconnaître son chemin. Cette nuit soudaine l'étonnait beaucoup. Au coin de la rue des Poissonniers (15), elle s'assit dans le ruisseau, elle se crut au lavoir. Toute l'eau qui coulait lui tournait la tête et la rendait très-malade. Enfin, elle arriva, elle fila raide devant la porte des concierges, chez lesquels elle vit parfaitement les Lorilleux et les PoissonsPoisson attablés, qui firent des grimaces de dégoût en l'apercevant dans ce bel état.
___Jamais elle ne sut comment elle avait monté les cinq six étages. En haut, au moment où elle prenait le corridor, la petite Lalie, qui entendait
 (16) son pas, accourut, les bras ouverts dans un geste de caresse, riant et disant :
___— Madame Gervaise, papa n'est pas rentré, venez donc voir dormir mes enfants… Oh ! ils sont gentils !
___Mais, en face du visage hébétéehébété de la blanchisseuse, elle recula et trembla. Elle connaissait ce souffle d'eau-de-vie, ces yeux pâles, cette bouche convulsée. Alors, Gervaise passa en trébuchant, sans dire un mot, pendant que la petite, debout sur le
seuil de sa porte, la suivait de son regard noir, muet et grave.


~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ Notes ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

(1)  Dans la version définitive du plan de la grande maison, la fontaine se trouve du côté de l'escalier B, à l'opposé du teinturier (qui est entre les escaliers C et D) ; mais le premier état du croquis la situait près de l'escalier D ; ce passage semble se référer à cette première disposition des lieux.
(2)  LRdL  a qu'une amie lui prît tout.
(3)  La phrase se termine en même temps que le feuillet 374 et le feuillet 375 commence avec un nouveau paragraphe.
(4)  Le mot est coupé entre deux lignes, ron-  à la fin de la première et fait  au début de la suivante.
(5)  Après cette phrase, Zola avait écrit Ne lui avait-il pas offert à deux reprises, qu'il a barré pour continuer par et prenait l'air allumé […] dans le contrat., avant de poursuivre en reprenant la phrase barrée.
(6)   Seul le manuscrit a (sans équivoque possible) farces ; tous les textes imprimés (y compris LRdL ) ont forces  ; pourtant, si on prend en compte les minettes, le poil à gratter  et les chatouilles  dont il est question juste après, aussi bien que le mouvement d'ensemble du paragraphe (début de journée pénible =/= verre de consolation =/= sensations de plus en plus désagréables), c'est bien farces qui semble le plus logique.
(7)  Deux observations :
  • les barrières  n'existaient plus depuis la démolition du mur des Fermiers généraux, au début des années 1860 ; mais le nom devait être resté, comme il est resté pour les portes  des boulevards des maréchaux ;
  • les deux barrières étant presque diamétralement opposées, on peut se demander si les deux hommes ont suivi les boulevards (de l'actuel boulevard Pasteur au boulevard de Rochechouart en passant par l'Arc-de-Triomphe, un peu plus de dix kilomètres) ou s'ils ont coupé droit par Saint-Germain-des-Prés, les Tuileries et Notre-Dame de Lorette (un tiers de trajet en moins).
(8)  On peut se demander quelle est cette place, en face de l'hôpital  de la version initiale ; en effet, Lariboisière est situé le long du boulevard de la Chapelle ; la place la plus proche est l'ancienne barrière Poissonnière, mais elle est décalée à l'ouest d'une bonne centaine de mètres ; de plus, elle n'est pas sur le trajet naturel de Gervaise, passant par la rue Neuve de la Goutte-d'Or plutôt que par la rue des Poissonniers (ou le boulevard Ornano, selon l'époque considérée).
 (9) Le télégraphe en question était constitué par le mouchoir que chacun agitait ; détail amusant : le nom officiel de la barrière Poissonnière était précisement barrière du Télégraphe.
(10)  LRdL  et l'édition originale ont quand on l'eût.
(11)  Zola avait d'abord écrit deux fois la lune ; il a barré les deux mots pour les remplacer (dans l'interligne) par le loup. Pourtant, dès LRdL, il revient à l'expression première.
(12)  L'auteur avait-il un endroit précis en tête ? Il existait à l'époque deux cirques à Paris : l'un boulevard du Temple (pas loin du théâtre de la Gaieté évoqué au chapitre IX), appelé Cirque d'Hiver puis Cirque Napoléon ; l'autre sur les Champs-Élysées, Cirque d'Été puis Cirque de l'Impératrice. Comme leur nom initial permet de le supposer, ils n'étaient ouverts qu'une partie de l'année, en alternance. La chronologie du roman placerait plutôt la scène dont il est question ici en été, mais sans certitude.
(13)  Chaillot abritait une abbaye transformée en hospice pour vieillards ; c'est peut-être à cela que Coupeau fait allusion.
(14)  La forêt de Bondy était connue pour servir de repaire aux brigands. On trouve, dans le Sublime  de Denis Poulot : Vous êtes un voleur, vous marquez à la fourchette ; nous sommes cependant pas à Bondy.
(15)  Cette mention prolonge de quelques années l'ancienne configuration des lieux ; en effet, depuis 1863-1864, la rue des Poissonniers ne va plus jusqu'au boulevard de Rocherchouart mais s'arrête entre la rue Polonceau et la rue de la Goutte-d'Or, le tronçon sud ayant été incorporé dans le boulevard Ornano (devenu plus tard boulevard Barbès). Comme d'habitude, le plan accompagnant ce chapitre reprend la topographie décrite dans le texte, même quand elle diffère de la topographie historique.
(16)  Zola a écrit et biffé successivement reconnaissait  puis avait reconnu  et connaissait bien, avant de choisir entendait  (peut-être pour éviter la répétition avec Elle connaissait ce souffle ).

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