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Oyiwen ed tanemertPage mise à jour le 9 mars 2018 vers 22h00 TUC    


Sommaire
Chapitre IerChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VI
Chapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XChapitre XIChapitre XIIChapitre XIII

Pour afficher une présentation, placer le bouton gris en haut de l'écran puis le curseur de la souris sur le bouton.

____________Le texte et ses variantes
Présentation : le texte et ses variantes

___Quatre états successifs du texte ont été pris en compte dans ces pages :
  1. le manuscrit [qui comporte des lacunes dans les chapitres VII, VIII, IX, XI et XII] ;
  2. l'édition en feuilleton : chapitres VII à XIII publiés dans La République des Lettres
    ____[les chapitres I à VI parus dans Le Bien public semblent introuvables] ;
  3. l'édition originale de janvier 1877 ;
  4. la soixante-huitième édition, de 1879, dont on a considéré qu'elle donnait le texte définitif du roman.
___L'ensemble de ces documents peut être consulté et téléchargé sur le site de la BNF à partir de la page d'accueil de Gallica  en entrant dans la zone de recherche Zola Assommoir puis en cliquant sur la loupe (hors de la liste déroulante).
___On dispose donc, selon les passages, de trois ou quatre versions ; le texte s'affichant par défaut ci-dessous reproduit (dans toute la mesure du possible) l'état final du manuscrit.
___Quand toutes les versions dont on dispose sont d'accord, le texte est en gris ; quand le manuscrit diffère de l'édition définitive, le texte est en ocre ; dans ce cas, si l'on place dessus le curseur de la souris, le texte définitif se substitue à celui du manuscrit ; la couleur de ce texte alternatif varie selon la persistance du manuscit dans les versions imprimées :

manuscritfeuilletonédition originaleédition de 1879Suppression
texte du manuscrittexte définitiftexte définitiftexte définitif  
texte du manuscrittexte du manuscrit *texte définitiftexte définitif  
texte du manuscrittexte du manuscrit *texte du manuscrit *texte définitif  

Cas particuliers_______________________* ou texte du feuilleton si le manuscrit manque
q.si le manuscrit comporte un passage supprimé dans la versions définitive, l'espace occupé par ce passage
_est remplacé par une bande de couleur (voir la colonne de droite dans le tableau ci-dessus) ;
w⊂⊃ signale un ajout dans le texte imprimé ; placer dessus le curseur de la souris pour afficher ce texte ajouté ;
e[÷÷] passage illisible (tache, déchirure) ;
r changement de paragraphe propre au manuscrit ;
t texte  passage biffé dans le manuscrit (sans être remplacé) mais qu'il a paru intéressant de restituer ;
yles autres cas font l'objet d'une note explicative.
uenfin, on trouvera dans cette annexe toutes les précisions utiles (ou inutiles) sur les principes adoptés.
NB- Pour que le texte change, il faut parfois déplacer le curseur le long de la ligne.

____________Chronologie et lieux
Présentation : chronologie et lieux

___Les pages sont traitées pour afficher diverses informations contextuelles.
Cliquer sur un passage quelconque affiche une bulle indiquant la date à laquelle le passage est censé se dérouler ;
NB- L'affichage de ces bulles repose sur un script publié par Olivier Hondermarck (on peut trouver ce script, parmi bon nombre d'autres, à cette adresse  [⇒]).
  • Cliquer sur une mention de lieu affiche une carte permettant de situer ce lieu et ceux qui l'environnent (dans le texte comme dans l'espace) ;
    NB1- malgré tous les efforts, certains noms traversent  la carte affichée ;
    NB2- dans ces cartes, les noms en italiques signalent les lieux dont la localisation exacte n'a pas pu être établie ;
    NB3- dans le texte ci-dessous, il n'est évidemment pas possible de marquer et traiter un nom déjà marqué comme variante textuelle ; dans ce cas, le nom est suivi de [¶] ; la carte s'affiche en cliquant sur cette marque.
  • En bas à droite de l'écran, un cartouche vertical permet d'afficher les deux principaux plans, de deux façons :
     Carte…  Affichage
    GdO du quartier de la Goutte d'Or[←] dans la même fenêtre et le même onglet
    gm de la grande maison[⇒] dans une nouvelle fenêtre ou un nouvel onglet

NB-une annexe  [⇒] de la page des cartes  contient diverses explications et discussions complémentaires.


Goutte d'Or
Goutte d'Or - nouvel onglet
Grande maison
Grande maison - nouvel onglet
Chapitre XII

NB- Les feuillets du manuscrit correspondant au début du chapitre sont manquants ; pour le passage placé entre ⌈⌈  et ⌉⌉, c'est donc le texte publié en feuilleton dans La République des Lettres  qui y supplée ci-dessous.

 ⌈⌈Ce devait être le samedi après le terme, quelque chose comme le 12 ou le 13 janvier, Gervaise ne savait plus au juste. Elle perdait la boule, parce qu’il y avait des siècles qu’elle ne s’était rien mis de chaud dans le ventre. Ah ! quelle semaine infernale ! un ratissage complet, deux pains de quatre livres le mardi qui avaient duré jusqu’au jeudi, puis une croûte sèche retrouvée la veille, et pas une miette depuis trente-six heures, une vraie danse devant le buffet ! Ce qu’elle savait, par exemple, ce qu’elle sentait sur son dos, c’était le temps de chien, un froid noir, un ciel barbouillé comme le cul d’une poêle, crevant d’une neige qui s’entêtait à ne pas tomber. Quand on a l’hiver et la faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ça ne vous nourrit guère.
___Peut-être bien, le soir, Coupeau rapporterait-il de l’argent. Il disait qu’il travaillait. Tout est possible, n’est-ce pas ? et Gervaise, attrapée pourtant bien des fois, avait fini par compter sur cet argent-là. Elle, après toutes sortes d’histoires, ne trouvait plus seulement un torchon à laver dans le quartier ; même une vieille dame dont elle faisait le ménage, venait de la flanquer dehors, en l’accusant de boire ses liqueurs. On ne voulait plus d’elle nulle part, elle était brûlée ; ce qui l’arrangeait dans le fond, car elle en était tombée à ce point d’abrutissement, où l’on préfère crever que de remuer ses dix doigts. Enfin, si Coupeau rapportait sa paie, on mangerait quelque chose de chaud. Et, en attendant, comme midi n’avait pas sonné, elle restait allongée sur la paillasse, parce qu’on a moins froid et moins faim, lorsqu’on est allongé.
___Gervaise appelait ça la paillasse ; mais, à la vérité, ça n’était qu’un tas de paille dans un coin. Peu à peu, le dodo avait filé chez les revendeurs du quartier. D’abord, les jours de débine, elle avait décousu le matelas, où elle prenait des poignées de laine, qu’elle sortait dans son tablier et vendait dix sous la livre,
rue Belhomme. Ensuite, le matelas vidé, elle s’était fait trente sous de la toile, un matin, pour se payer du café. Les oreillers avaient suivi, puis le traversin. Restait le bois de son lit, qu’elle ne pouvait mettre sous son bras, à cause des Boche, qui auraient ameuté la maison, en voyants’ils avaient vu s’envoler la garantie du propriétaire. Et cependant, un soir, aidée de Coupeau, elle avait guetté les Boche, en train de gueuletonner, et déménagéguetta les Boche en train de gueuletonner, et déménagea le lit tranquillement, morceau par morceau, les bateaux, les dossiers, le cadre de fond. Avec les dix francs de ce lavage, ils fricotèrent trois jours. Est-ce que la paillasse ne suffisait pas ? Même la toile était allée rejoindre celle du matelas ; ils avaient ainsi achevé de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain, après une fringale de vingt-quatre heures. On poussait la paille d’un coup de balai, le poussier était toujours retourné, et ça n’était pas plus sale qu’autre chose.
___Sur le tas de paille, Gervaise s'était mise, tout habillée, se tenait en chien de fusil, les pattes ramenées sous sa guenille de jupon, pour avoir plus chaud. Elle se fourrait tout habillée dans les deux lambeaux qui lui servaient de drap et de couverture parce que, de cette manière, elle se secouait et se trouvait prête. Comme elle aimait à avoir la tête haute, elle s'était fait un traversin avec un pavé. Et, pelotonnée, les yeux grands ouverts, elle remuait des idées pas drôles, ce jour-là. Ah ! non, sacré mâtin ! on ne pouvait continuer ⊂⊃ ainsi à vivre sans manger ! Elle ne sentait plus sa faim ; seulement, elle avait un plomb dans l’estomac, tandis que son crâne lui semblait vide. Bien sûr, ce n’était pas aux quatre coins de la turne qu’elle trouvait des sujets de gaieté ! Un vrai chenil, maintenant, où les levrettes qui portent des paletots, dans les rues, n'auraient pas voulu demeurerne seraient pas demeurées en peinture. Ses yeux pâles regardaient les murailles nues. Depuis longtemps ma tante avait tout pris. Il restait la commode, la table et une chaise ; encore le marbre et les tiroirs de la commode s’en étaient allésétaient-ils évaporés par le même chemin que le bois de lit. Un incendie n’aurait pas mieux nettoyé ça, les petits bibelots avaient fondu, à commencer par la toquante, une montre de douze francs, jusqu’aux photographies de la famille, dont une marchande lui avait acheté les cadres ; une marchande bien complaisante, chez laquelle elle portait une casserole, un fer à repasser, un peigne, et qui lui allongeait cinq sous, trois sous, deux sous, selon l’objet, de quoi remonter avec un morceau de pain. À présent, elle n'avaitil ne restait plus qu’une vieille paire de mouchettes cassée, dont la marchande lui refusait un sou. Ce qu'elle regrettait surtout, c'était son poêle ; sans doute, elle n'allumait pas de feu dedans ; mais elle le voyait, elle s'imaginait des fois qu'il était allumé. Oh ! si on avait puelle avait su à qui vendre les ordures, la poussière et la crasse, elle aurait vite ouvert boutique, car la chambre était d’une jolie saleté ! Elle avait beau fouiller du regard dans les coins, elle n'apercevait que des toiles d'araignéesn’apercevait que des toiles d’araignée, dans les coins, et les toiles d’araignée sont peut-être bonnes pour les coupures, mais il n’y a pas encore de négociant qui les achète. Alors, la tête tournée, lâchant l’espoir de faire du commerce, elle se recroquevillait davantage sur sa paillasse, elle préférait regarder par la fenêtre le ciel chargé de neige, un jour triste à lui donner envie de pleurer, qui lui glaçait la moëllemoelle des os.
___Que d’embêtements ! À quoi bon se mettre dans tous ses états et se turlupiner la cervelle ? Si elle avait pu pioncer au moins ! Mais sa pétaudière de cambuse lui trottait par la tête. M. Marescot, le propriétaire, était venu lui-même, la veille, leur dire qu’il les expulserait, s’ils n’avaient pas payé les deux termes arriérés dans les huit jours. Eh bien ! il les expulserait, ils ne seraient certainement pas plus mal sur le pavé ! Voyez-vous ce sagoinsagouin avec son pardessus et ses gants de laine, qui montait leur parler des termes, comme s’ils avaient ⊂⊃ eu un boursicot caché quelque part ! Nom d’un chien ! au lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se fourrercoller quelque chose dans les badingoincesbadigoinces ! Est-ce que ça sentait la fripe, chez eux, pour leur parler de quibus ? Non, vrai, Vrai, elle le trouvait trop rossard, cet entripaillé, elle l’avait où vous savez, et profondément encore ! C’était comme sa bête brute de Coupeau, qui ne pouvait plus rentrer sans lui tomber sur le casaquin : elle le mettait dans le même endroit que le propriétaire. À cette heure, son endroit devait être bigrement large, car elle y envoyait tout le monde, tant elle aurait voulu se débarrasser du monde et de la vie. D'ailleurs les peignées, le soir, la réchauffaient un peu. Elle devenait un vrai grenier à coups de poing. Coupeau avait un gourdin qu’il appelait son éventail à bourrique ; et il éventait la bourgeoise, fallait voir ! des suées abominables, dont elle sortait en nage. Pour tout dire, elle, Elle, pas trop bonne non plus, mordait et griffait. Alors, on se trépignait dans la chambre vide, des peignées à se faire passer le goût du pain ; tous deux, parfois, restaient sur le carreau, couchés, saignants, râlant. Mais les dégelées n'avaient plus l'air de compter dans son existence. Elle s'en fichait. Mais elle finissait par se ficher des dégelées comme du reste. Coupeau pouvait faire la Saint-Lundi des semaines entières, tirer des bordées qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir la réguiser, elle s’était habituée, elle le trouvait tannant, pas davantage. Et c’était ces jours-là qu’elle l’avait dans le derrière. Oui, dans son derrière, son cochon d'homme ! dans son derrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson ! dans sonle derrière, son cochon d’homme ! dans le derrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson ! dans le derrière, le quartier qui la méprisait ! Tout
Paris y entrait, et elle l’y enfonçait d’une tape, avec un geste de suprême indifférence, heureuse et vengée pourtant de le fourrer là.
___Par malheur, si l’on s’accoutume à tout, on n’a pas encore pu prendre l’habitude de ne point manger. C’était uniquement ça ce qui défrisait Gervaise. Elle se moquait pas mal d’être la dernière des dernières, au fin fond du ruisseau, et de voir les gens s’essuyer, quand elle passait près d’eux. Les mauvaises manières ne la gênaient plus, tandis que la faim lui tordait ⊂⊃ toujours les boyaux; elle ne connaissait pas d'autre remède que de se coller deux livres de pain comme un emplâtre sur l'estomac. Oh! elle n'était plus gourmande, elle aurait bien mangé n'importe quoi. Peu à peu. Oh ! elle avait dit adieu aux petits plats, elle était descendue à dévorer tout ce qu’elle trouvait. Les jours de noce, maintenant, elle achetait chez le boucher des déchets de viande à quatre sous la livre, las de traîner et de noircir dans une assiette ; et elle mettait ça avec une potée de pommes de terre, qu’elle touillait au fond d’un poëlonpoêlon. Ou bien elle fricassait un cœur de bœuf, un rata dont elle se léchait les lèvres. D’autres fois, quand elle avait du vin, elle se payait une trempette, une vraie soupe de perroquet. Les deux sous de fromage d’
Italie, les boisseaux de pommes blanches, les quarts de haricots secs cuits dans leur jus, étaient encore des régals qu’elle ne pouvait plus se donner souvent. Elle tombait aux arlequins, dans les gargots borgnes, où, pour un sou, elle avait des tas d’arêtes de poisson mêlées à des rognures de rôti gâté. Elle tombait plus bas, mendiait chez un marchand de vinrestaurateur charitable les croûtes des clients, et faisait une panade, en les laissant mitonner le plus longtemps possible sur le fourneau d’un voisin. Elle en arrivait, les matins de fringale, à rôder avec les chiens, pour voir aux portes des marchands, avant le passage des boueux ; et c’était ainsi qu’elle avait parfois des plats de riches, des melons pourris, des maquereaux tournés, des côtelettes dont elle visitait le manche, par crainte des asticots. Oui, elle en était là ; ça répugne les délicats, cette idée ; mais si les délicats n’avaient rien tortillé de trois jours, nous verrions un peu s’ils bouderaient contre leur ventre ; ils se mettraient à quatre pattes et mangeraient aux ordures comme les camarades. Ah ! la crevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et s’empiffrant de choses immondes, dans ce grand Paris si doré et si flambant ! Et dire que Gervaise s’était fichu des ventrées d’oie grasse à crever ! Maintenant, elle pouvait s’en torcher le nez. Un jour, Coupeau lui ayant chipé deux bons de pain pour les revendre et les boire, elle avait failli le tuer d’un coup de pelle, affamée, enragée par le vol de ce morceau de pain.
___Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s’était endormie d’un petit sommeil pénible. Elle rêvait que ce ciel chargé de neige crevait sur elle, tant le froid la pinçait.
Brusquement, elle se mit debout, réveillée en sursaut par un grand frisson d’angoisse. Mon Dieu ! est-ce qu’elle allait mourir ? Tout son corps se décollait. Puis, grelottanteGrelottante, hagarde, elle vit qu’il faisait jour encore. La nuit ne viendrait donc jamais ! pas ! Comme le temps est long, quand on a faim ! Et,n’a rien dans le ventre ! Son estomac s’éveillait, lui aussi, et la torturait. Tombée sur la chaise, la tête basse, les mains entre les cuisses pour se réchauffer, elle calculait déjà le dîner, dès que Coupeau rentreraitapporterait l’argent : un pain, un litre, deux portions de gras-double à la lyonnaise. Trois heures sonnèrent au coucou du père Bazouge. Il n’était que trois heures. Alors , elle devint toute blanche, elle serra les poings et les tendit vers le plafond, dans un geste muet de désespoir. Non, elle n’aurait pas la force d’attendre sept heures. Ça ne devrait pas être permis, trop de souffrance. Maintenant qu'elle avait quitté sa paille, son estomac se réveillait lui aussi, et ce n'était plus un poids qu'elle avait là, mais une bête acharnée dont les crocs la dévoraient. Elle se pliait en deux pour s'écraser la poitrine et ne plus la sentir, elle avait un balancement de tout son corps, le dandinement d'une petite fille qui berce sa grosse douleur ⊂⊃ . Ah ! il vaut mieux accoucher que d’avoir faim ! Elle se leva, piétina, trolla par la chambre, espérant rendormir son estomac comme un enfant qu’on promène. Une rage la prenait, elle avait beau regarder et tirer la langue, rien à frire, pas une miette, une panne féroce. Elle aurait gratté les murs nus avec les ongles pour mâcher le plâtre. Pendant une demi-heure, elle se cogna aux quatre coins de la chambre vide. Est-il Dieu possible qu'on soit abandonné ainsi du ciel et de la terre !elle pleura. Jamais elle n'aurait la force d'attendre sept heures. Elle        avait un balancement de tout son corps, le dandinement d'une petite fille qui berce sa grosse douleur, pliée en deux, s'écrasant l'estomac, pour ne plus le sentir. Ah ! il vaut mieux accoucher que d'avoir faim ! Et, ne se soulageant pas, prise d'une rage, elle se leva, piétina, espérant rendormir sa faim comme un enfant qu'on promène.        Pendant une demi-heure, elle se cogna aux quatre coins de la chambre vide.        Puis, tout d’un coup, elle s’arrêta, les yeux fixes. Tant pis ! ils diraient ce qu’ils diraient, elle leur lécherait les pieds s’ils voulaient, mais elle allait emprunter dix sous aux Lorilleux.
___L’hiver, dans cet escalier de la maison, l’escalier des pouilleux, c’étaient de continuels emprunts de dix sous, de vingt sous, des petits services que ces meurt-de-faim se rendaient les uns aux autres. Seulement, on serait plutôt mort que de s’adresser aux Lorilleux, parce qu’on les savait trop durs à la détente. Gervaise, en allant frapper chez eux, montrait un beau courage. Elle avait si peur,
dans le corridor, qu’elle éprouva ce brusque soulagement des gens qui sonnent chez les dentistes.
___— Entrez ! cria la voix aigre du chaîniste.
___Comme il faisait bon, là dedans ! La forge flambait, allumait l’étroit atelier de sa flamme blanche, pendant que madame Lorilleux mettait à [ ]ecuirerecuire
 (1) une pelote de fil d’or. Lorilleux, devant son établi, suait, tant il rvaitavait (1) chaud, en train de souder des maillons au chalumeau. Et ça sentait aon bon  (1), une soupe aux choux mijotait sur le poêle, jetantexhalant une vapeur qui bretournaitretournait (1) le cœur de Gervaise et la faisait s’évanouir.
___— Ah ! c’est vous, grogna madame Lorilleux, sans lui dire seulement de s’asseoir. Qu’est-ce que vous voulez ?
___Gervaise ne répondit pas. Elle n’était pas trop mal avec les Lorilleux, à cette époquecette semaine-là. Mais la demande des dix sous lui restait dans la gorge, parce qu’elle venait d’apercevoir Boche, carrément assis près du poêle, en train de faire des cancans. Il avait un air de se ficher du monde, cet animal ! Il riait comme un derrière, le trou de la bouche tout rond, et les joues tellement bouffies qu’elles lui cachaient le nez ; un vrai derrièrecul, le trou de la bouche arrondi, et les joues tellement bouffies qu'elles lui cachaient le nez ; un vrai cul, enfin !
___— Qu’est-ce que vous voulez ? répéta Lorilleux.
___— Vous n’avez pas vu Coupeau ? finit par balbutier Gervaise. Je le croyais ici.
___Les chaînistes et le concierge ricanèrent. Non, bien sûr, ils n’avaient pas vu Coupeau. Ils n’offraient pas assez de petits verres pour voir Coupeau comme ça. Gervaise fit un effort et reprit en bégayant :
___— C’est qu’il m’avait promis de rentrer… Oui, il doit m’apporter de l’argent… Et comme j’ai absolument besoin de quelque chose…
___Un gros silence régna. Madame Lorilleux éventait rudement le feu de la forge, Lorilleux avait baissé le nez sur le bout de chaîne qui s’allongeait entre ses doigts, tandis que Boche gardait son rire de pleine lune, le trou de la bouche si rond, qu’on éprouvait l’envie d’y fourrer le doigt, pour voir.
___— Si j’avais seulement dix sous, murmura Gervaise à voix basse.
___Le silence continua.
___— Vous ne pourriez pas me prêter dix sous ?… Oh ! je vous les rendrais ce soir !
___Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voilà une peloteuse qui venait les empaumer. Aujourd’hui, elle les tapait de dix sous, demain ce serait de vingt, et il n’y avait plus de raison pour s’arrêter. Non, non, pas de ça. Mardi, s’il fait chaud !
___— Mais, ma chère, cria-t-elle, vous savez bien que nous n’avons pas d’argent ! Tenez, voilà la doublure de ma poche. Vous pouvez nous fouiller… Ce serait de bon cœur, naturellement.
___— Le cœur y est toujours, grogna Lorilleux ; seulement, quand on ne peut pas, on ne peut pas.
___Et Boche, à son tour, crut devoir dire son mot :
___— Il y a des fois où l'on vous étranglerait pour un centime.
___Gervaise, très humble, les approuvait de la tête. Cependant, elle ne s’en allait pas, elle guignait l’or du coin de l’œil, les liasses d’or pendues au mur, le fil d’or que la femme tirait à la filière de toute la force de ses petits bras, les maillons d’or en tas sous les doigts noueux du mari. Et elle pensait qu’un bout de ce vilain métal noirâtre aurait suffi pour se payer un bon repasdîner. Ce jour-là, l’atelier avait beau être sale, avec ses vieux fers, sa poussière de charbon, sa crasse des huiles mal essuyées, elle le voyait resplendissant de richesses, comme la boutique d’un changeur. Aussi se risqua-t-elle à répéter, doucement :
___— Je vous les rendrais, je vous les rendrais, bien sûr… Dix sous, ça ne vous gênerait pas.
___Elle avait le cœur tout gonflé, en ne voulant pas avouer qu’elle se brossait le ventre depuis la veille. Puis, elle sentaitsentit ses jambes qui se cassaient, elle eut peur de fondre en larmes, bégayant encore :
___— Vous seriez si gentils !… Vous ne pouvez pas savoir… Oui, j’en suis là, mon Dieu ! j’en suis là…
___Alors, les Lorilleux pincèrent les lèvres et échangèrent un mince regard. La Banban mendiait, à cette heure ! Eh bien ! le plongeon était complet. C’est eux qui n’aimaient pas ça ! S’ils avaient su, ils se seraient barricadés, parce qu’on doit toujours être sur l’œil avec les mendiants, des gens qui s’introduisent dans les appartements sous des prétextes, et qui filent en déménageant les objets précieux au fond de leurs poches. D’autant plus que, chez eux, il y avait de quoi voler. Oui,  ;on pouvait envoyer les doigts partout, et en emporter des trente et des quarante francs, rien qu’en fermant le poing. Déjà plusieurs fois, ils s’étaient méfiés, en remarquant la drôle de figure de Gervaise, quand elle se plantait devant l’or. Cette fois, par exemple, ils allaient la surveiller. Et, comme elle s’approchait davantage, les pieds sur la claie de bois, le chaîniste lui cria rudement, sans répondre davantage à sa demande :
___— Dites donc ! faites un peu attention, vous allez encore emporter des brins d’or à vos semelles… Vrai, on dirait que vous avez là-dessusdessous de la graisse, pour que ça colle.
___Gervaise, lentement, recula. Elle s’était appuyée un instant à une étagère, et voyant madame Lorilleux lui examiner les mains, elle les ouvrit toutes grandes, les montra, disant de sa voix molle, sans se fâcher, en femme tombée qui accepte tout :
___— Je n’ai rien pris, vous pouvez regarder.
___Et elle s’en alla, parce que l’odeur forte de la soupe aux choux et la bonne chaleur de l’atelier la rendaient trop malade.
___Ah ! pour le coup, les Lorilleux ne la retinrent pas ! Bon voyage, du diable s’ils lui ouvraient encore ! Ils avaient assez vu sa figure, ils ne voulaient pas chez eux de la misère des autres, quand cette misère était méritée. Et ils se laissèrent aller à une grosse jouissance d’égoïsme, en se trouvant calés, bien au chaud, avec la perspective d’une fameuse soupe. Boche aussi s’étalait, enflant encore ses joues, si bien que son rire devenait malpropre. Ils se trouvaient tous joliment vengés des anciennes manières de la Banban, de la
boutique bleue, des gueuletons, et du reste. C’était trop réussi, ça prouvait où conduisait l’amour de la frigousse. Au rencart les gourmandes, les paresseuses et les dévergondées !
___— Que ça de genre ! ça vient quémander des dix sous ! s’écria madame Lorilleux derrière le dos de Gervaise. Oui, je t’en fiche, je vas lui prêter dix sous tout de suite, pour qu’elle aille boire la goutte !
___Gervaise traîna ses savates dans le corridor, alourdie, pliant les épaules. Quand elle fut à sa porte, elle n’entra pas, sa chambre lui faisait peur. Autant marcher, elle aurait plus chaud et prendrait patience. En passant, elle allongea le cou dans la niche du père Bru, sous l’escalier ; encore un, celui-là, qui devait avoir un bel appétit, car il déjeunait et dînait par cœur depuis trois jours ; mais il n’était pas là, il n’y avait que son trou, et elle éprouva une jalousie, en s’imaginant qu’on pouvait l’avoir invité quelque part. Puis, comme elle arrivait devant les Bijard, elle entendit des plaintes, elle entra, la clef étant toujours sur la serrure.
___— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-elle.
___La chambre était très-propre. On voyait bien que Lalie avait, le matin encore, balayé et rangé les affaires. La misère avait beau souffler là-dedans, emporter les frusques, étaler sa ribambelle d’ordures, Lalie venait derrière, et récurait tout, et donnait aux choses un air gentil. Si ce n’était pas riche, ça sentait bon la ménagère, chez elle. Cette après-midi làCe jour-là, ses deux enfants, Henriette et Jules, avaient trouvé de vieilles images, qu’ils découpaient tranquillement dans un coin. Mais Gervaise fut toute surprise de trouver Lalie couchée, sur son étroit lit de sangle, le drap au menton, très-pâle. Elle couchée, par exemple ! elle était donc bien malade !
___— Qu’est-ce que vous avez ? répéta Gervaise, inquiète.
___Lalie ne se plaignaitplaignit plus. Elle souleva lentement ses paupières blanches, et voulut sourire de ses lèvres qu’un frisson convulsait.
___— Je n’ai rien, souffla-t-elle très bas, oh ! bien vrai, rien du tout.
___Puis, les yeux refermés, avec un effort :
___— J’étais trop fatiguée tous ces jours-ci, alors je fiche la paresse, je me dorlote, vous voyez.
___Mais son visage de gamine, marbré de taches livides, prenait une telle expression de douleur suprême, que Gervaise, oubliant sa propre agonie, joignit les mains et tomba à genoux près d’elle. Depuis un mois, elle la voyait se tenir aux murs pour marcher, pliée en deux par une toux qui sonnait joliment le sapin. La petite ne pouvait même plus tousser. Elle eut un hoquet, des filets de sang coulèrent aux coins de sa bouche.
___— Ce n’est pas ma faute, je ne me sens guère forte, murmura-t-elle comme soulagée. Je me suis traînée, j’ai mis un peu d’ordre… C’est assez propre, n’est-ce pas ?… Et je voulais nettoyer les vitres, mais les jambes m’ont manqué. Est-ce bête ! Enfin, quand on a fini, on se couche.
___Elle s’interrompit, pour dire :
___— Voyez donc si mes enfants ne se coupent pas avec leurs ciseaux.
___Et elle se tut, en écoutant un pas lourd qui montait l'escalier. Elle trembla dans son lit, elle devint plus blanche tremblante, écoutant un pas lourd qui montait l’escalier. Brutalement, le père Bijard poussa la porte. Il avait son coup de bouteille comme à l’ordinaire, les yeux flambant de la folie furieuse du vitriol. Quand il aperçut Lalie couchée, il tapa sur ses cuisses avec un ricanement, il décrocha le grand fouet, en grognant :
___— Ah ! nom de Dieu, c’est trop fort ! nous allons rire !… Les vaches se mettent à la paille en plein midi, maintenant !… Est-ce que tu te moques des paroissiens, sacré
 (2) feignantefaignante (3) ?… Allons, houp ! décanillons !
___Il faisait déjà claquer le fouet au-dessus du lit. Mais l’enfant, suppliante, répétait :
___— Non, papa, je t’en prie, ne frappe pas… Je te jure que tu aurais du chagrin… Ne frappe pas.
___— Veux-tu sauter, gueula-t-il plus fort, ou je te chatouille les côtes !… Veux-tu sauter, bougre de rosse !
___Alors, elle dit doucement :
___— Je ne puis pas, comprends-tu ?… Je vais mourir.
___Gervaise s’était jetée sur Bijard et lui arrachait le fouet. Lui, hébêté, restait devant le lit de sangle. Qu’est-ce qu’elle chantait là, cette morveuse ? Est-ce qu’on meurt si jeune, quand on n’a pas été malade ! Quelque frime pour se faire donner du sucre ! Ah ! il allait se renseigner, et si elle mentait !
___— Tu verras, c’est la vérité, continuait-elle. Tant que j’ai pu, je vous ai évité de la peine… Sois gentil, à cette heure, et dis-moi adieu, papa.
___Bijard tortillait son nez, de peur d’être mis dedans. C’était pourtant vrai qu’elle avait une drôle de figure, une figure allongée et sérieuse de grande personne. Le souffle de la mort, qui pesait dans lepassait dans la chambre, le dessoûlait. Il promena un regard autour de lui, de l’air d’un homme tiré brusquement d’un long sommeil, vit le ménage en ordre, les deux enfants débarbouillés, en train de jouer et de rire. Et il tomba sur une chaise, balbutiant :
___— Notre petite mère, notre petite mère…
___Il ne trouvait que ça, et c’était déjà bien tendre pour Lalie, qui n’avait jamais été tant gâtée. Elle consola son père. Elle était surtout ennuyée de s’en aller ainsi, avant d’avoir élevé tout à fait ses enfants. Il en prendrait soin, n’est-ce pas ? Elle lui donna de sa voix mourante des détails sur la façon de les arranger, de les tenir propres. Lui, abruti, repris par les fumées de l’ivresse, roulait la tête en la regardant passer de ses yeux ronds. Ça remuait en lui toutes sortes de choses ; mais il ne trouvait plus rien, et avait la couenne trop brûlée pour pleurer.
___— Écoute encore, reprit Lalie après un silence. Nous devons quatre francs sept sous au boulanger ; il faudra payer ça… Madame Gaudron a un fer à nous que tu lui réclameras… Ce soir, je n’ai pas pu faire de la soupe, mais il reste du pain, et tu mettras chauffer les pommes de terre…
___Jusqu’à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de tout son monde. En voilà une qu’on ne remplacerait pas, bien sûr ! Elle mourait d’avoir été trop raisonnable à son âgeeu à son âge la raison d’une vraie mère, la poitrine encore trop tendre et trop étroite pour contenir une aussi large maternité. Et, s’il perdait ce trésor, c’était bien la faute de sa bête féroce de père. Après avoir tué la mère maman d’un coup de pied, est-ce qu’il ne venait pas de massacrer la fille ! Les deux bons anges seraient dans la terre fosse, et lui n’aurait plus qu’à crever comme un chien au coin d’une borne. Faut-il que les ivrognes soient des brutes !
___Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas éclater en sanglots. Elle tendait les mains, avec le désir de soulager l’enfant ; et, comme le lambeau de drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quelle pitié ! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, un reste de camisole aux épaules en guise de chemise ; oui, toute nue, et d’une nudité saignante et douloureuse de martyre qui aurait fait tomber à genoux les cœurs les plus durs. Elle n’avait plus de chair, on voyait les os trouerles os trouaient la peau. Sur les côtes, de minces zébrures violettes descendaient jusqu’aux cuisses, les cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache livide cerclait le bras gauche, comme si la mâchoire d’un étau avait broyé ce membre si tendre, pas plus gros qu’une allumette. La jambe droite montrait une déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en trottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n’était qu’un noir, qu'une plaie. Oh ! ce massacre de l’enfance, ces lourdes pattes d’homme écrasant cet amour de quiqui, cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareille croix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure. Gervaise, de nouveau, s’était accroupie, ne songeant plus à tirer le drap, renversée par la vue de ce rien du tout pitoyable, aplati au fond du lit ; et ses lèvres tremblantes cherchaient des prières.
___— Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en supplie prie
___De ses bras trop courts, elle cherchait à rabattre le drap, toute pudique, prise de honte pour son père. Bijard, stupide, les yeux sur ce cadavre qu’il avait fait, roulait toujours la tête, du mouvement ralenti d’un animal qui a de l’embêtement.
___Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester là davantage. La mourante s’affaiblissait, ne parlant plus, n’ayant plus que son regard, son ancien regard noir de petite fille résignée et songeuse, qu’elle fixait sur ses deux enfants, en train de découper leurs images. La chambre s’emplissait d’ombre, Bijard cuvait sa bordée dans l’hébêtement de cette agonie. Non, non, la vie était trop abominable ! Ah ! quelle sale chose ! ah ! quelle sale chose ! Et Gervaise partit, descendit l’escalier, sans savoir, la tête perdue, si gonflée d’emmerdement qu’elle se serait volontiers allongée sous les roues d’un omnibus, pour en finir.
___Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle se trouva devant la porte du patron, où Coupeau prétendait travailler. Ses jambes l’avaient conduite là, son estomac reprenait sa chanson, la complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, une complainte qu’elle savait par cœur. De cette manière, si elle pinçait Coupeau à la sortie, elle mettrait la main sur la monnaie, elle achèterait les provisions. Une petite heure d’attente au plus, elle avalerait bien encore ça, elle qui se suçait les pouces depuis la veille.
___C’était
rue de la Charbonnière, à l’angle de la rue de Chartres, un fichu carrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nom d’un chien ! il ne faisait pas chaud, à arpenter le pavé. Encore si l’on avait eu des fourrures ! Le ciel restait d’une vilaine couleur de plomb, et la neige, amassée là-haut, coiffait le quartier d’une vraie calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avait un gros silence en l’air, qui apprêtait pour Paris un déguisement complet, une jolie robe de bal, blanche et neuve. Gervaise levait le nez, en priant le bon Dieu de ne pas lâcher sa mousseline tout de suite. Elle tapait des pieds, regardait une boutique d’épicier, en face, puis tournait les talons, parce que c’était inutile de se donner trop faim à l’avance. Le carrefour n’offrait pas de distractions. Les quelques passants filaient raide, entortillés dans des cache-nez ; car, naturellement, on ne flâne pas, quand le froid vous serre les fesses. Cependant, Gervaise aperçut quatre ou cinq femmes qui montaient la garde comme elle, à la porte du maître zingueur ; encore des malheureuses, bien sûr, des épouses guettant la paie, pour l’empêcher de s’envoler chez le marchand de vin. Il y avait une grande haridelle, une figure de gendarme, collée contre le mur, prête à sauter sur le dos de son homme. Une petite, toute noire, l’air humble et délicat, se promenait de l’autre côté de la chaussée. Une autre, empotée, avait amené ses deux mioches, qu’elle traînait à droite et à gauche, grelottant et pleurant. Et toutes, Gervaise comme ses camarades de faction, passaient et repassaient, en se jetant des coups d’œil obliques, sans se parler. Une agréable rencontre, ah ! oui, je t’en fiche ! Elles n’avaient pas besoin de lier connaissance, pour connaître leur numéro. Elles logeaient toutes à la même enseigne chez misère et compagnie. Ça donnait plus froid encore, de les voir piétiner et se croiser silencieusement, dans cette terrible température de janvier.
___Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, un ouvrier parut, puis deux, puis trois ; mais ceux-là, sans doute, étaient de bons zigs, qui rapportaient fidèlement leur prêt, car ils eurent un hochement de tête en apercevant les ombres rôdant devant l’atelier. La grande haridelle se collait davantage à côté de la porte ; et, tout d’un coup, elle tomba sur un petit homme pâlot, en train d’allonger prudemment la tête. Oh ! ce fut vite réglé ! elle le fouilla, lui ratissa la monnaie. Pincé, plus de braise, pas de quoi boire une goutte ! Alors, le petit homme, vexé et désespéré, suivit son gendarme en pleurant de grosses larmes d’enfant. Des ouvriers sortaient toujours, et comme la forte commère, avec ses deux mioches, s’était approchée, un grand brun, l’air roublard, qui l’aperçut, rentra vivement pour prévenir le mari ; lorsque celui-ci arriva en se dandinant, il avait étouffé deux roues de derrière, deux belles pièces de cent sous neuves, une dans chaque soulier. Il prit l’un de ses gosses sur son bras, il s’en alla en contant des craques à sa bourgeoise qui le querellait. Il y en avait de rigolos, sautant d’un bond dans la rue, pressés de courir béquiller leur quinzaine avec les amis. Il y en avait aussi de lugubres, la mine rafalée, serrant dans leur poing crispé les trois ou quatre journées sur quinze qu’ils avaient faites, se traitant de feignantsfaignants
 (3), faisant des serments d’ivrogne. Mais le plus triste, c’était la douleur de la petite femme noire, si humble et sihumble et délicate : son homme, un beau garçon, venait de se cavaler sous son nez, si brutalement, qu’il avait failli la jeter par terre ; et elle rentrait seule, chancelant le long des boutiques, pleurant toutes les larmes de son corps.
___Enfin, le défilé avait cessé. Gervaise, droite au milieu de la rue, regardait la porte. Ça commençait à sentir mauvais. Deux ouvriers attardés se montrèrent encore, mais toujours pas de Coupeau. Et, comme elle demandait aux ouvriers si Coupeau n’allait pas sortir, eux qui étaient à la couleur, lui répondirent en blaguant que le camarade venait tout juste de filer avec Lantimêche par une porte de derrière, pour mener les poules pisser. Gervaise comprit. Encore une menterie de Coupeau, elle pouvait aller voir s’il pleuvait !
Alors, lentement, traînant sa paire de ripatons éculés, elle descendit la rue de la Charbonnière. Son dîner courait joliment devant elle, et elle le regardait courir, dans le crépuscule jaune, avec un petit frisson, l'air hébêté. Cette fois, c’était fini. Pas un fifrelin, plus un espoir, plus que de la nuit et de la faim. Ah ! une belle nuit de crevaison, cette nuit sale qui tombait sur ses épaules, car ça ne lui paraissait plus possible de revoir le jour sans manger.qui tombait sur ses épaules !
___Elle montait lourdement la
rue des Poissonniers, lorsqu’elle entendit la voix de Coupeau. Oui, il était là, à la Petite CivettePetite-Civette [¶], en train de se faire payer une tournée par Mes-Bottes. Ce farceur de Mes-Bottes, vers la fin de l’été, avait eu le truc d’épouser pour de vrai une dame, très décatie déjà, mais qui possédait de beaux restes ; oh ! une dame de la rue des Martyrs, pas de la gnognotte de barrière. Et il fallait voir cet heureux mortel, vivant en bourgeois, les mains dans les poches, bien vêtu, bien nourri. On ne le reconnaissait plus, tellement il était gras. Les camarades disaient que sa femme avait de l’ouvrage tant qu’elle voulait chez des messieurs de sa connaissance. Une femme comme ça et une maison de campagne, c’est tout ce qu’on peut désirer pour embellir la vie. Aussi Coupeau guignait-il Mes-Bottes avec admiration. Est-ce que le lascar n’avait pas jusqu’à une bague d’or au petit doigt !
___Gervaise posa la main sur l’épaule de Coupeau, au moment où il sortait de
la Petite-Civette.
___— Dis donc, j’attends, moi… J’ai faim. C’est tout ce que tu paies ?
___Mais il lui riva son clou de la belle façon.
___— T’as faim, mange ton poing !… Et garde l’autre pour demain !
___C’est lui qui trouvait ça patagueule, de jouer le drame devant le monde ! Eh bien ! quoi ! il n’avait pas travaillé, les boulangers pétrissaient tout de même. Elle le prenait peut-être pour un dépuceleur de nourrices, à venir l’intimider avec ses histoires.
___— Tu veux donc que je vole ? murmura-t-elle d’une voix sourde.
___Mes-Bottes se caressait le menton d’un air conciliant.
___— Non, ça, c’est défendu, dit-il. Mais quand une femme sait se retourner…
___Et Coupeau l’interrompit pour crier bravo ! Oui, une femme devait savoir se retourner. Mais la sienne avait toujours été une guimbarde, un tas. Ce serait sa faute, s’ils crevaient sur la paille. Puis, il retomba dans son admiration devant Mes-Bottes. Était-il assez suiffard, l’animal ! Un vrai propriétaire ; du linge blanc et des escarpins un peu chouettes ! Fichtre ! ce n’était pas de la ripopée ! En voilà un au moins dont la bourgeoise menait bien la barque !
___Les deux hommes descendaient vers le
boulevard extérieur. Gervaise les suivait. Au bout d’un silence, elle reprit, derrière Coupeau :
___— J’ai faim, tu sais… J’ai compté sur toi. Faut me trouver quelque chose à claquer.
___Il ne répondit pas, et elle répéta sur un ton navrant d’agonie :
___— Alors, c’est tout ce que tu paies ?
___— Mais, nom de Dieu ! puisque je n’ai rien ! gueula-t-il, en se retournant furieusement. Lâche-moi, n’est-ce pas ? ou je cogne !
___Il levait déjà le poing. Elle recula et parut prendre une décision.
___— Va, je te laisse, je trouverai bien un homme.
___Du coup, le zingueur rigola. Il affectait de prendre la chose en blague, il la poussait, sans en avoir l’air. Par exemple, c’était une riche idée ! Le soir, aux lumières, elle pouvait encore faire des conquêtes. Si elle levait un homme, il lui recommandait le restaurant du
Capucin, où il y avait des petits cabinets dans lesquels on mangeait parfaitement. Et, comme elle s’en allait sur le boulevard extérieur, blême et farouche, il lui cria encore :
___— Écoute donc, rapporte-moi du dessert, moi j’aime les gâteaux… Et, si ton monsieur est bien nippé, demande-lui un vieux paletot, j’en ferai mon beurre.
___Gervaise, poursuivie par ce bagou infernal, marchait vite. Puis, elle se trouva seule au milieu de la foule, elle ralentit le pas. Elle était bien résolue. Entre voler et faire ça, elle aimait mieux faire ça, parce qu’au moins elle ne causerait du tort à personne. Elle n’allait jamais disposer que de son bien. Sans doute, ce n’était guère propre ; mais le propre et le pas propre se brouillaient dans sa caboche, à cette heure ; quand on crève de faim, on ne cause pas tant philosophie, on mange le pain qui se présente. Elle était remontée jusqu’à la
chaussée Clignancourt. La nuit n’en finissait plus d’arriver. Alors, en attendant, elle suivit les boulevards, comme une dame qui prend l’air avant de rentrer pour la soupe.
___Ce quartier où elle éprouvait une honte, tant il embellissait, s’ouvrait maintenant de toutes parts au grand air. Le
boulevard Magenta, montant du cœur de Paris, et le boulevard Ornano, s’en allant dans la campagne, l’avaient troué à l’ancienne barrière, un fier abattis de maisons, deux vastes boulevards encore blancsavenues encore blanches de plâtre, qui gardaient à leurs flancs les rues du Faubourg-Poissonnière et des Poissonniers, dont les bouts s’enfonçaient, écornés, mutilés, tordus comme des boyaux sombres. Depuis longtemps, la démolition du mur de l’octroi avait déjà élargi les boulevards extérieurs, avec les deux chaussées latérales et le terre-plein au milieu pour les piétons, planté de quatre rangées de petits platanes. C’était un carrefour immense débouchant au loin sur l’horizon, par des avenuesvoies sans fin, grouillantes de foule et , se noyant dans le chaos perdu des constructions. Mais, parmi les hautes maisons neuves, bien des masures branlantes restaient debout ; entre les façades sculptées, des enfoncements noirs se creusaient, des chenils bâillaient, étalant les loques de leurs fenêtres. Sous le luxe montant de Paris, la misère du faubourg crevait, et salissaient et salissait ce chantier d’une ville nouvelle, si hâtivement bâtie.
___Perdue dans la cohue du large trottoir, le long des petits platanes, Gervaise se sentait seule et abandonnée. Ces échappées d’avenues, tout là-bas, lui vidaient l’estomac davantage ; et dire que, parmi ce flot de monde, où il y avait pourtant des gens à leur aise, pas un chrétien ne devinait sa situation et ne lui glissait dix sous dans la main ! Oui, c’était trop grand, c’était trop beau, sa tête tournait et ses jambes s’en allaient, sous ce pan démesuré de ciel gris, tendu au-dessus d’un si vaste espace. Le crépuscule avait cette sale couleur jaune des crépuscules parisiens, une couleur qui donne envie de mourir tout de suite, tellement la vie des rues semble laide. L’heure devenait louche, les lointains se brouillaient d’une teinte boueuse. Gervaise, déjà lasse, tombait justement au milieu deen plein dans la rentrée des ouvriers, le travail harassé qui remontait de Paris
 (4). À cette heure, les dames en chapeau, les messieurs bien mis habitant les maisons neuves, étaient noyés dans le peuple du faubourg, des groupes compactes au milieu du peuple, des processions d’hommes et de femmes encore blêmes de l’air vicié des ateliers. Le boulevard Magenta et la rue du Faubourg-Poissonnière en lâchaient des bandes, essoufflées de la montée, s'étalant et emplissant le carrefour. Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres, parmi les haquets, les tapissières, les fardiers, qui rentraient vides et au galop, un pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait la chaussée. Les commissionnaires revenaient, avec des crochets vides sur leurs leurs crochets sur les épaules. Deux ouvriers, allongeant le pas, faisaient côte à côte de grandes enjambées, en parlant très-fort, avec des gestes, sans se regarder ; d’autres, tout seuls, en paletot et en casquette, marchaient au bord du trottoir, le nez baissé ; d’autres venaient par cinq ou six, se suivant et n’échangeant pas une parole, les mains au fond desdans les poches, les yeux vagues et pâles. Quelques-uns gardaient leurs pipes éteintes entre les dents. Des maçons, dans un sapin, qu’ils avaient frété à quatre, et sur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrant ⌉⌉ leurs faces blanches aux portières. Des peintres balançaient leurs pots à couleur ; un zingueur rapportait une longue échelle, dont il manquait d’éborgner le monde ; tandis qu’un fontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos, jouait l’air du bon roi Dagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fond du crépuscule navré. Ah ! la triste musique, qui semblait accompagner le piétinement du troupeau, les bêtes de somme se traînant, éreintées par la trop grosse besogne ! Encore une journée de finie ! Vrai, les journées étaient longues et recommençaient trop souvent. À peine le temps de s’emplir et de cuver son manger, il faisait déjà grand jour, il fallait reprendre son collier de misère. Les gaillards pourtant sifflaient, tapant des pieds, filant raides, le bec tourné vers la soupe. Et Gervaise laissait couler la cohue, indifférente aux chocs, coudoyée à droite, coudoyée à gauche, roulée au milieu du flot ; car les hommes n’ont pas le temps de se montrer galants, quand ils sont cassés en deux de fatigue et galopés par la faim.
___Brusquement, en levant les yeux, la blanchisseuse aperçut devant elle l’ancien
hôtel Boncœur. La petite maison, après avoir été un café suspect, que la police avait fermé, se trouvait abandonnée, les volets couverts d’affiches, la lanterne cassée et poussiéreuse, s’émiettant et se pourrissant du haut en bas sous la pluie, avec les moisissures de son ignoble badigeon lie de vin. Et rien ne paraissait changé autour d’elle. Le papetier et le marchand de tabac étaient toujours là. Derrière, par-dessus les constructions basses, on apercevait encore des façades lépreuses de maisons à cinq étages, haussant leurs grandes silhouettes délabrées. Seul, le bal du Grand-BalconGrand-Balcon [¶] n’existait plus ; dans la salle aux dix fenêtres flambantes venait de s’établir une scierie de sucre, dont on entendait les sifflements continus. C’était pourtant là, au fond de ce bouge de l’hôtel Boncœur, que toute la sacrée vie avait commencé. Elle restait debout, regardant la fenêtre de la chambre du premier, où une persienne arrachée pendait, et elle se rappelait sa jeunesse avec Lantier, leurs premiers attrapages, la façon dégoûtante dont il l’avait lâchée. N’importe, elle était jeune, tout ça lui semblait gai, vu de loin. Vingt ans seulement, mon Dieu ! et elle tombait au trottoir. Alors, la vue de l’hôtel lui fit mal, elle baissa la tête et remonta le boulevard du côté de Montmartre.
___Sur les tas de sable, entre les bancs, des gamins jouaient encore, dans la nuit croissante. Le défilé continuait, les ouvrières passaient, trottant, se dépêchant, pour rattraper le temps perdu aux étalages ; une grande, arrêtée, laissait sa main dans celle d’un garçon, qui l’accompagnait à trois portes de chez elle ; d’autres, en se quittant, se donnaient des rendez-vous pour la nuit, au
Grand Salon de la Folie ou à l'Élysée-Montmartrela Boule noire [¶] . Au milieu des groupes, des ouvriers à façon s’en retournaient, leurs toilettes pliées sous le bras, des hommes comptaient leurs pas, chargés de paniers et de paquets. Un fumiste, attelé à des bretellesbricoles, tirant une voiture remplie de gravats, manquait de se faire écraser par un omnibus. Cependant, parmi la foule plus rare, se montraient des femmes en cheveux, redescendues après avoir allumé le feu, et courantcouraient des femmes en cheveux, redescendues après avoir allumé le feu, et se hâtant pour le dîner ; elles bousculaient le monde, se jetaient chez les boulangers et les charcutiers, repartaient sans traîner, avec des provisions dans leurs les mains. Il y avait des petites filles de huit ans, envoyées en commission, qui s’en allaient le long des boutiques, serrant sur leur poitrine de grands pains de quatre livrelivres aussi hauts qu’elles, pareils à de belles poupées jaunes, et qui s’oubliaient pendant des cinq minutes devant des images, la joue appuyée contre leurs grands pains. Puis, le flot s’épuisait peu à peu, les groupes s’espaçaient, le travail était rentré ; et, dans les flamboiements du gaz, après la journée finie, montait la sourde revanche des paresses et des noces qui s’éveillaient.
___Ah ! oui, Gervaise avait fini sa journée ! Elle était plus éreintée que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer et qui la laissait grelotter seule, le long des platanes maigres.. Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait plus d’elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire : « À qui le tour ? moi, j’en ai ma claque ! » Tout le monde mangeait, à cette heure et allait se mettre au lit. C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue. Mon Dieu ! s’étendre à son aise et ne plus se relever, penser qu’on a remisé ses outils pour toujours et qu’on fera la vache éternellement ! Voilà qui est bon, après s’être esquintée pendant vingt ans ! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l’estomac, pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueuletons et aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par un froid de chien, un jeudi de la mi-carême, elle avait joliment nocé. Elle était bien gentille, blonde et fraîche, en ce temps-là. Son
lavoir, rue Neuve, l’avait nommée reine, malgré sa jambe. Alors, on s’était baladé sur les boulevards, dans des chars ornés de verdure, au milieu du beau monde qui la reluquait joliment. Des messieurs mettaient leurs lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir, on avait fichu un bathazarbalthazar à tout casser, et jusqu’au jour on avait joué des guibollesguiboles. Reine, oui, reine ! avec une couronne et une écharpe, pendant vingt-quatre heures, deux fois le tour du cadran ! Et, alourdie, dans les tortures de sa faim, elle regardait par terre, comme si elle eût cherché le ruisseau où laisserelle avait laissé choir sa majesté tombée.
___Elle leva de nouveau les yeux. Elle se trouvait en face des
abattoirs qu’on démolissait ; des murs éventrés montraientla façade éventrée montrait des cours sombres, puantes, encore humidehumides de sang. Et, lorsqu’elle eut redescendu le boulevard, elle vit aussi l’hôpital de Lariboisière, avec son grand mur gris, au-dessus duquel se dépliaient en éventail les ailes mornes, percées de fenêtres régulières ; une porte, dans le murla muraille, terrifiait le quartier, la porte des morts, dont le chêne solide, sans une fissure, avait la sévérité et le silence d’une pierre tombale. (5) Alors, pour s’échapper, elle poussa plus loin, elle descendit jusqu’au pont du chemin de fer. Les hauts parapets de forte tôle boulonnée lui masquaient la voie ; elle distinguait seulement, sur l’horizon lumineux de Paris, l’angle élargi du hangar de la gare, une vaste toiture, noire de la poussière du charbon ; elle entendait, dans ce vaste espace clair, des sifflets de locomotives, les secousses rhythméesrythmées des plaques tournantes, toute une activité colossale et cachée. Puis, un train passa, sortant de Paris (4), arrivant avec l’essoufflement de son haleine et son roulement peu à peu enflé. Et elle n’aperçut de ce train qu’un panache blanc, une brusque bouffée qui déborda du parapet et se perdit. Mais le pont avait tremblé, elle-même restait dans le branle de ce départ à toute vapeur. Elle se tourna, comme pour suivre la locomotive invisible, dont le grondement se mourait. De ce côté, elle devinait la campagne, l'espacele ciel libre, au fond d’une trouée, avec de hautes maisons à droite et à gauche, isolées, plantées sans ordre, présentant des façades, des murs non crépis, des murs peints de réclames géantes, salis de la même teinte jaunâtre par la suie des machines. Oh ! si elle avait pu partir ainsi, s’en aller là-bas, en dehors de ces maisons de misère et de souffrance ! Peut-être aurait-elle recommencé à vivre. Puis, elle se retrouvaretourna lisant stupidement les affiches collées contre la tôle. Il y en avait de toutes les couleurs. Une, petite, d’un joli bleu, promettait cinquante francs de récompense pour une chienne perdue. Voilà une bête qui avait dû être aimée !
___Gervaise reprit lentement sa marche. Dans le brouillard d’ombre fumeuse qui tombait, les becs de gaz s’allumaient ; et ces longues avenues, peu à peu noyées et devenues noires, reparaissaient toutes braisillantes, s’allongeant encore et coupant la nuit, jusqu’aux ténèbres perdues de l’horizon. Un grand souffle passait, le quartier élargi enfonçait des cordons de petites flammes sous le ciel immense et sans lune. C’était l'heure où,l'heure, où d’un bout à l’autre des boulevards, les marchands de vin, les bastringues, les bousingots, serrés à la file, flambaient gaiement dans la rigolade des premières tournées et du premier chahut. La paie de grande quinzaine emplissait le trottoir d’une bousculade de gouapeurs tirant une bordée, de noceurs pressés de fricoter leur monnaie, de filles le nez tourné à la friandise
 (6). Ça sentait dans l’air la noce, une sacrée noce, mais gentille encore, un commencement d’allumage, rien de plus. On s’empiffrait au fond des gargottesgargotes ; par toutes les vitres éclairées, on voyait des gens manger, la bouche pleine, riant sans même prendre la peine d’avaler. Chez les marchands de vin, des pochards s’installaient déjà, gueulant et gesticulant. Et un bruit du tonnerre de Dieu montait, des voix glapissantes et desglapissantes, des voix grasses, au milieu du continuel roulement des pieds sur le trottoir. « Dis donc ! viens-tu becqueter ?… Arrive, clampin ! je paie un canon de la bouteille… Tiens ! v’la Pauline ! ah bien ! non, on va rien se tordre ! » Les portes battaient, lâchant des odeurs de vin et des bouffées de cornet à pistons. On faisait queue devant l’Assommoir du père Colombe, allumé comme une cathédrale pour une grand’messe ; et, nom de Dieu ! on aurait dit une vraie cérémonie, car les bons zigs chantaient là dedans avec des mines de chantres au lutrin, les joues enflées, le bedon arrondi. On célébrait la sainte Touche Sainte-Touche, quoi ! une sainte bien aimable, qui doit tenir la caisse au paradis. Seulement, à voir avec quel entrain ça débutait, les petits rentiers, promenant leurs épouses, répétaient en hochant la tête qu’il y aurait bigrement des hommes soûls dans Paris, cette nuit-là. Et la nuit était très-sombre, morte et glacée, au dessus de ce bousin, trouée uniquement par les lignes de feu des boulevards, aux quatre points du ciel.
___Plantée devant
l’Assommoir, Gervaise songeait. Si elle avait eu deux sous, elle serait entrée boire la goutte. Peut- être que la qu’une goutte lui aurait coupé la faim. Ah ! elle en avait bu des gouttes ! Ça lui semblait bien bon tout de même. Et, de loin, elle contemplait la machine à soûler, en sentant que son malheur venait de là, et en faisant le rêve farouche de s’achever avec de l’eau de vie, le jour où elle aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dans les cheveux, elle vit que la nuit était noire. Allons, la bonne heure arrivait. C’était l’instant d’avoir du cœur et de se montrer gentille, si elle ne voulait pas crever au milieu de l’allégresse générale. D’autant plus que de voir les autres bâffrer et s'amuser bâfrer (7) ne lui remplissait pas précisément le gésierventre. Elle ralentit encore le pas, regarda autour d’elle. Sous les arbres, traînaient des lambeaux d'traînait une ombre plus épaisse. Il passait peu de monde, des gens pressés, traversant vivement le boulevard. Et, sur ce large trottoir sombre et désert, où venaient mourir les gaietés des chaussées voisines, des femmes, debout, attendaient. Elles restaient de longs moments immobiles, patientes, raidies comme les petits platanes maigres ; puis, lentement, elles se mouvaient, traînaient leurs savates sur le sol glacé, faisaient dix pas et s’arrêtaient de nouveau, collées à la terre. Il y en avait une, au tronc énorme, avec des jambes et des bras d’insecte, débordante et roulante, dans une guenille de soie noire, coiffée d’un foulard jaune ; il y en avait une autre, grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne ; et d’autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très-sales, si sales, si minables, qu’un chiffonnier n'en aurait pas voulune les aurait pas ramassées. Gervaise, pourtant, ne savait pas, tâchait d’apprendre, en suivant leurs mouvements. Elle était serrée à la gorge par une émotion de petite fille, hébétée, ne sentant pas si elle avait honte, agissantfaisant comme elles. Une émotion de petite fille la serrait à la gorge ; elle ne sentait pas si elle avait honte, elle agissait dans un vilain rêve. Pendant un quart d’heure, elle se tint toute droite. Des hommes filaient, sans tourner la tête. Alors, elle se remua comme les autresà son tour, elle osa accoster un homme qui sifflait, les mains dans les poches, et murmurerelle murmura d’une voix étranglée :
___— Monsieur, écoutez donc…
___L’homme, sans s'arrêter, la regarda de côté et s’en alla en sifflant plus fort.
___Gervaise s’enhardissait, devenait suppliante. Et elle s’oublia dans l’âpreté de cette chasse, le ventre creux, s’acharnant après son dîner qui courait toujours. Longtemps, elle piétina, ignorante de l’heure et du chemin qu'elle faisait. Autour d’elle, les femmes muettes et noires, sous les arbres, voyageaient, enfermaient leur marche dans le va et vient régulier des bêtes en cage. Elles sortaient de l’ombre, avec une lenteur vague d’apparitions ; elles passaient dans le coup de lumière d’un bec de gaz, où vivement s'étalaient leur misère et leur laideur blafardeleur masque blafard nettement surgissait
 (8) ; et elles se noyaient de nouveau, reprises par l’ombre, ⊂⊃balançant la raie blanche de leur jupon, retrouvant le charme frissonnant des ténèbres du trottoir. Des hommes se laissaient arrêter, causaient pour la blague, repartaient en rigolant très fort. D’autres, discrets, effacés, s'en allaients’éloignaient, à dix pas derrière une femme. Il y avait de gros murmures, des querelles à voix étouffée, des marchandages furieux, puis des silences bursques, où l'on n'entendait plus que des chuchotements rauques et douxqui tombaient tout d’un coup à de grands silences (9). Et Gervaise, aussi loin qu’elle s’enfonçait, voyait s’espacer et s'allonger ces factions de femme dans la nuit, comme si, tout le longd’un bout à l’autre (10) des boulevards extérieurs, des femmes fussent plantées. Toujours, à vingt pas d’une autre, elle en apercevait une autre. La file se perdait, Paris entier était gardé. Elle, dédaignée, s’enrageait, changeait de place, allait maintenant de la chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle.
___— Monsieur, écoutez donc…
___Mais les hommes filaientpassaient. Elle partait des
abattoirs, dont les décombres puaient le sang. Elle donnait un regard à l’ancien hôtel Boncœur, fermé et louche. Elle passait devant l’hôpital de Lariboisière, comptait machinalement sur les le long des façades les fenêtres éclairées, brûlant comme des veilleuses d’agonisant, avec des lueurs pâles et tranquilles. Elle traversait le pont du chemin de fer, dans le branle des trains, grondant et déchirant l’air du cri désespéré de leurs sifflets. Oh ! que la nuit faisait toutes ces choses tristes ! Puis, elle tournait sur ses talons, elle s’emplissait encore les yeux des mêmes maisons, du défilé toujours semblable de ce bout d’avenue où elle avait vieilli ; et cela à dix, à vingt reprises, sans relâche, sans un repos d’une minute sur un banc. Non, personne ne voulait d’elle. Sa honte lui semblait encore grandir de ce dédain. Un reste de coquetterie, montant de son abjection, la serrait au cœur. Elle descendait toujoursencore vers l’hôpital, elle revenaitremontait vers les abattoirs. C’était sa promenade dernière, des cours sanglantes où l’on assommait, aux salles blafardes où la mort raidissait les gens dans les draps de tout le monde. Sa vie avait tenu là. (11)
___— Monsieur, écoutez donc…
___Et, tout d'un coupbrusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle approchait d’un bec de gaz, l’ombre vague se ramassait et se précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde. Cela s’étalait, le ventre, la gorge et les , les hanches, coulant et flottant ensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l’ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vrai guignol ! Puis, lorsqu’elle s’éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait le boulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contre les arbres et contre les maisons. Mon Dieu ! qu’elle était drôle et effrayante ! Jamais elle n’avait si bien compris son avachissement et sa laideur. Alors, elle ne put s’empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah ! elle avait là une belle gaupe qui marchait à côté d’elle ! Quelle touche ! Ça devait attirer les hommes tout de suite. Et elle baissait la voix, elle n’osait plus que bégayer dans le dos des passants :
___— Monsieur, monsieur, écoutez donc…
___
Cependant, il devait être très tard. Ça se gâtait, dans le quartier. Les gargots étaient fermés, le gaz rougissait chez les marchands de vin, d’où sortaient des voix empâtées d’ivresse. La rigolade tournait aux querelles et aux coups. Un grand diable dépenaillé gueulait : « Je vas te démolir, numérote tes os ! » Une fille s’était empoignée avec son amant, à la porte d’un bastringue, l’appelant sale mufe et cochon malade, tandis que l’amant répétait : « Et ta sœur ? » sans trouver rien de drôleautre chose (12). La soûlerie soufflait dehors un besoin de s'attraper et de s’assommer, quelque chose de farouche, qui donnait aux passants plus rares des visages pâles et convulsés. Il y eut une bataille, un soûlard tomba pile, les quatre fers en l’air, pendant que son camarade, croyant lui avoir réglé son compte, fuyait en tapant ses gros souliers. Des bandes braillaient de sales chansons, de grands silences se faisaient, au milieu desquels passaientcoupés par des hoquets, deshoquets et des chutes sourdes d’ivrognes. La noce de la quinzaine finissait toujours par làainsi, le vin coulait si fort depuis six heures, qu’il allait se promener sur les trottoirs. Oh ! de belles fusées, des queues de renard élargies au beau milieu du pavé, que les gens attardés et délicats étaient obligés d’enjamber, pour ne pas marcher dedans ! Vrai, le quartier était propre ! Un étranger, qui serait venu le visiter avant le balayage du matin, en aurait emporté une jolie idée. Mais, à cette heure, les soûlards étaient chez eux, ils se fichaient de l’Europe. Nom de Dieu ! les couteaux sortaient des poches et la petite fête allait s'achevers’achevait dans le sang. Des femmes marchaient vite, des hommes rôdaient avec des yeux de loup, la nuit s'épaisissait, monstrueuse, toutes'épaississait, (13) gonflée d’abominations.
___Gervaise allait toujours, gambillant, remontant et redescendant avec la seule pensée de marcher sans cesse. Vaguement, tout lui paraissait fini, si elle s'arrêtait. Elle ne se sentait plus, tant elle était lasse et vide. Des somnolences la prenaient, elle s’endormait, bercée par sa jambe ; puis, elle regardait en sursaut autour d’elle, et elle s’apercevait qu’elle avait fait cent pas sans connaissance, comme morte. Ses pieds à dormir debout s’élargissaient dans ses savates trouées. Il lui semblait maintenant qu'elle irait ainsi toute la nuit. Cela promenait et apaisait sa faim. Elle ne souffrait pas trop ; elle s'évanouissait comme si elle eut perdu un à un ses membres. Elle ne se sentait plus, tant elle était lasse et vide. La dernière idée nette qui l’occupât, fut que sa garce de fille, à cette heureau même instant, mangeait peut-être des huîtres dans un restaurant. Ensuite, tout se brouilla, elle resta les yeux ouverts, mais il lui fallait faire un trop grand effort pour penser. Et la seule sensation qui persistait en elle, au milieu de l’anéantissement de son être, était celle d’un froid de chien, d’un froid aigu et mortel comme jamais elle n’en avait éprouvé. Bien sûr, les morts n’ont pas si froid dans la terre. Elle souleva pesamment la tête, elle reçut au visage un cinglement glacial. C’était la neige qui se décidait enfin à tomber du ciel fumeux, une neige fine, drue, qu’un léger vent soufflait en tourbillons. Depuis trois jours, on l’attendait. Elle tombait au bon moment.
___Alors, dans cette première rafale, Gervaise, réveillée, marcha plus vite. Des hommes couraient, se hâtaient de rentrer, les épaules déjà blanches. Et, comme elle en voyait un qui venait lentement sous les arbres, elle s’approcha, elle dit encore :
___— Monsieur, écoutez donc…
___L’homme s’était arrêté. Mais il n’avait pas semblé entendre. Il tendait la main, il murmurait d’une voix basse et honteuse :
___— La charité, s’il vous plaît…
___Tous deux se regardèrent. Ah ! mon Dieu ! ils en étaient là, le père Bru mendiant, et madame Coupeau faisant le trottoir ! Ils demeuraient béants en face l’un de l’autre. Ils pouvaient se donner la main, à cette heure À cette heure, ils pouvaient se donner la main. Toute la soirée, le vieil ouvrier avait rôdé, n’osant arrêter le monde ; et la première personne à laquelle il s'adressaitaborder le monde ; et la première personne qu’il arrêtait, était une meurt-de-faim comme lui. Eh bien ! ils pouvaient se fouiller tous les deux ! Seigneur ! n’était-ce pas une pitié ? avoir travaillé cinquante ans, et mendier ! s’être vue une des ⊂⊃plus fortes blanchisseuses de la
rue de la Goutte-d’Or, et finir au bord du ruisseau ! Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien trouver à se dire, ils s’en allèrent chacun de son côté, sous la neige qui les fouettaientfouettait.
___C’était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaces largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflée à la fois des quatre points du ciel. On ne voyait plus pas à dix pas, tout se noyait dans cette poussière volante. Le quartier avait disparu, le boulevard paraissait mort, comme si la rafale venait de jeter le silence de son drap blanc sur les hoquets du dernier ivrognedes derniers ivrognes. Gervaise, péniblement, allait toujours, aveuglée, perdue. Elle touchait les arbres pour se retrouver. À mesure qu’elle avançait, les becs de gaz sortaient de la pâleur de l’air, pareils à des torches éteintes. Puis, tout d’un coup, dans les carrefourslorsqu’elle traversait un carrefour, ces lueurs elles-mêmes manquaient ; elle était prise et roulée au milieu d' dans un tourbillon blafard, sans distinguer rien qui pût la guider. Sous elle, le sol fuyait, doux etd’une blancheur vague. Des murs gris l’enfermaient. Et, quand elle s’arrêtait, hésitante, tournant la tête, elle devinait, derrière ce voile de glace, l’immensité des avenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert de Paris endormi. Seule, debout, elle s'abandonnait à cette mer de neige, qu'elle sentait battre d'un bout de l'horizon à l'autre.
___Elle était là, à la rencontre du
boulevard extérieur et des boulevards de Magenta et d’Ornano, chancelant et (14) rêvant de se coucher par terre pour mourir, lorsqu’elle entendit un bruit de pas. Elle courut, mais la neige lui bouchait les yeux, et les pas s’éloignaient, sans qu’elle pût saisir s’ils allaient à droite ou à gauche. Puis Enfin elle aperçut les larges épaules d’un homme, une tache sombre et dansante, s’enfonçant dans un brouillard. Oh ! celui-là, elle le voulait, elle ne le lâcherait pas ! Et elle courut plus fort, elle se glissa derrière luil’atteignit, le prit par la blouse.
___— Monsieur, monsieur, écoutez donc…
___L’homme se tourna, c’était Goujet.
___Voilà qu’elle raccrochait la Gueule-d’Or, maintenant ! Mais qu’avait-elle donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu’à la fin ? C’était le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, être vue par lui au rang de la dernière des dernièresdes roulures de barrière, blême et suppliante. Et ça se passait sous un bec de gaz, elle apercevait son ombre difforme qui avait l’air de rigoler sur la neige, comme une vraie caricature. On aurait dit une femme soûle. Mon Dieu ! ne pas avoir une lichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et être prise pour une femme soûle ! C’était sa faute, pourquoi se soûlait-elle ? Bien sûr, Goujet croyait qu’elle avait bu et qu’elle faisait une sale noce.
___Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillait des pâquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme elle baissait la tête en reculant, il la retint.
___— Venez, dit-il.
___Et il marcha le premier. Elle le suivit. Tous deux traversèrent le quartier muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvre madame Goujet était morte au mois d’octobre, d’un rhumatisme aigu. Goujet habitait toujours la
petite maison de la rue Neuve, sombre et seul. Ce jour-là, il s’était attardé à veiller un camarade blessé. Quand il eut ouvert la porte et allumé une lampe, il se tourna vers Gervaise, restée humblement sur le palier. Il dit très bas, comme si sa mère avait encore pu l’entendre :
___— Entrez.
___La première chambre, celle de madame Goujet, était conservée pieusement dans l’état où elle l’avait laissée. Près de la fenêtre, sur une chaise, le tambour se trouvait posé, à côté du grand fauteuil qui semblait attendre la vieille dentellière. Le lit était fait, et elle aurait pu se coucher, si elle avait quitté le cimetière pour venir passer la soirée avec son enfant. La chambre gardait son recueillement, sonun recueillement, une odeur d’honnêteté et de bonté.
___— Entrez, répéta plus haut le forgeron.
___Elle entra, peureuse, de l’air d’une fille qui se coule dans un endroit respectable. Lui, était tout pâle et tout tremblant, d’introduire ainsi une femme chez sa mère morte. Ils traversèrent la pièce à pas étouffés, comme pour éviter la honte d’être entendus. Puis, quand il eut poussé Gervaise dans sa chambre, il ferma la porte. Là, il était chez lui. C’était l’étroit cabinet qu’elle connaissait, une chambre de pensionnaire, avec un petit lit de fer garni de rideaux blancs, une table, une toilette et une étagère servant de bibliothèque. Contre les murs, seulement, les images découpées s’étaient encore étalées et montaient jusqu’au plafond. Gervaise, dans cette pureté, n’osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une parole, pris d’une rage, il voulut la saisir et l’écraser entre ses bras. Mais elle défaillait, elle murmura :
___— Oh ! mon Dieu !… oh ! mon Dieu !…
___Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et un restant de ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, en croyant rentrer, fumait devant le cendrier. Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur, se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C’était plus fort qu’elle, son estomac se déchirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire.
___— Merci ! merci ! disait-elle. Oh ! que vous êtes bon ! Merci !
___Elle bégayait, elle ne pouvait plus parlerprononcer les mots. Lorsqu’elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu’elle dut la lâcherla laissa retomber. La faim qui l’étranglait lui donnait un branle sénile de la tête. Elle dut prendre avec les doigts. À la première pomme de terre qu’elle se fourra dans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle dévorait goulûment son pain trempé de ses larmes, soufflant très-fort, le menton convulsé. Goujet dut la forcerla força à boire, pour qu’elle ne s'étouffâtn’étouffât pas ; et son verre eut un petit claquement contre ses dents.
___— Voulez-vous encore du pain ? demandait-il à demi-voix.
___Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas. Ah ! Seigneur ! que cela est bon et triste de manger, quand on crève !
___Et lui, debout en face d’elle, la regardaitcontemplait. Maintenant, il la voyait bien, sous la vive clarté de l’abat-jour. Comme elle était vieillie et dégommée ! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlante était toute grise, des mèches grises que le vent avait envolées. Le cou engoncé dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse à donner envie de pleurer. Et il se rappelait leurs amours, lorsqu’elle était toute rose, tapant ses fers, montrant le pli de bébé qui lui mettait un si joli collier au cou. Il allait, dans ce temps, la reluquer pendant des heures, satisfait de la voir. Puis elle était venue plus tardPlus tard, elle était venue
à la forge, et là ils avaient goûté de grosses jouissances, tandis qu’il frappait sur son fer et qu’elle restait dans la danse de son marteau. Alors, que de fois il avait mordu son oreiller, la nuit, en souhaitant de la tenir ainsi dans sa chambre ! Oh ! il l’aurait cassée, s’il l’avait prise, tant il la désirait ! Et elle était à lui, à cette heure, il pouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes au fond du poêlon, ses grosses larmes silencieuses qui tombaient toujours dans son manger.
___Puis, Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant la tête basse, gênée, ne sachant pas s’il voulait d’elle. Puis, croyant voir une flamme s’allumer dans ses yeux, elle porta la main à sa camisole, elle ôta le premier bouton. Mais Goujet était tombés’était mis à genoux, il lui prenait les mains, en disant doucement :
___— Je vous aime, madame Gervaise, oh ! je vous aime encore et malgré tout, je vous le jure !
___— Ne dites pas cela, monsieur Goujet ! s’écria-t-elle, comme affolée de le voir ainsi à ses pieds. Non, ne dites pas cela, vous me faites trop de peine !
___Et comme il répétait qu’il ne pouvait pas avoir deux sentiments dans sa vie, et qu'il lui garderait à jamais son amitié, elle se désespéra davantage, pleurant de nouveau.
___— Non, non, je ne veux plus, j’ai trop de honte… pour l’amour de Dieu ! relevez-vous. C’est ma place, d’être par terre.
___Il se releva, il était tout frissonnant, et d’une voix balbutiante :
___— Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?
___Elle, hébétée de surprise et d'émotion, éperdueéperdue de surprise et d’émotion, ne trouvait pas une parole. Elle dit oui de la tête. Mon Dieu ! elle était à lui, il pouvait faire d’elle ce qu’il lui plairait. Mais il allongeait seulement les lèvres.
___— Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C’est toute notre amitié, n’est-ce pas ?
___Et il Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Il n’avait embrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonne amie Gervaise seule lui restait dans l’existence. Alors, quand il l’eut baisébaisée avec tant de respect, il s’en alla à reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevantcrevée de sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer là plus longtemps ; c’était trop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu’on s’aimait. Elle lui cria :
___— Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi… Oh ! ce n’est pas possible, je comprends… Adieu, adieu, car ça nous étoufferait tous les deux.
___
Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se retrouva dans la ruesur le pavé. Quand elle se calma un peurevint à elle, elle avait sonné rue de la Goutte-d’Or, Boche tirait le cordon. La maison était toute sombre. Elle entra là-dedans, comme dans son deuil. À cette heure de nuit, le porche, béant et délabré, semblait une gueule ouverte pour dévorer le pauvre monde. Dire que jadis elle avait ambitionné un petit coin de cette carcasse de caserne ! Ses oreilles étaient donc bouchées, qu’elle n’entendait pas à cette époque la sacrée musique de désespoir qui ronflait derrière les murs ! Depuis le jour où elle y avait fichu les pieds, elle s’était mise à dégringoler. Oui, ça devait porter malheur d’être ainsi les uns sur les autres, dans ces grandes gueuses de maisons ouvrières ; on y attrapaitattraperait bien sûr le choléra de la misère. Ce soir-là, tout le monde semblaitparaissait crevé. Elle écoutait seulement les Boche ronfler, à droite ; tandis que Lantier et Virginie, à gauche, faisaient un ronron, comme des chats qui ne dorment pas et qui ont chaud, les yeux fermés. Dans la cour, elle se crut au milieu d’un vrai cimetière ; la neige faisait par terre un carré pâle ; les hautes façades montaient, d’un gris livide, sans une lumière, pareilles à des pans de ruine ; et pas un soupir, l’ensevelissement de tout un village raidi de froid et de faim. Il lui fallut enjamber un ruisseau noir, une mare lâchée par la teinturerie, fumant et s’ouvrant un lit boueux dans la blancheur de la neige. C’était une eau couleur de ses pensées. Elles avaient coulé, les belles eaux bleu-tendre et rose-tendre !
___Puis, en montant les six étages, dans l’obscurité, elle ne put s’empêcher de rire ; un vilain rire, qui lui faisait du mal. Elle se rappelaitsouvenait de son idéal, anciennement : travailler tranquille, manger toujours du pain, avoir un trou un peu propre pour dormir, bien élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Non, vrai, c’était comique, comme tout ça se réalisait ! Elle ne travaillait plus, elle ne mangeait plus, elle dormait sur l’ordure, sa fille courait le guilledou, son mari lui flanquait des tatouilles ; il ne lui restait plus qu’à crever sur le pavé, et ce serait tout de suite, si elle trouvait le courage de se flanquer par la fenêtre, en rentrant chez elle. N’aurait-on pas dit qu’elle avait demandé au ciel trente mille francs de rente et des égards ? Ah ! vrai, dans cette vie, on a beau être modeste, on peut se fouiller ! Pas même la pâtée et la niche, voilà le sort commun. Et
 (15) ce qui redoublait son mauvais rire, c’était de penser àse rappeler son bel espoir de se retirer à la campagne, après vingt ans de repassage. Eh bien ! elle y allait, à la campagne. Elle voulait son coin de verdure au Père-Lachaise.
___Lorsqu’elle s’engagea dans le corridor, elle était comme folle. Sa pauvre tête tournait. Au fond, sa grosse douleur venait d’avoir dit un adieu éternel au forgeron. C’était fini entre eux, ils ne se reverraient plus jamais. Puis, là-dessus, toutes les autres idées de malheur arrivaient et achevaient de lui casser le crâne. En passant, elle allongea le nez
chez les Bijard, elle aperçut Lalie morte, l’air content d’être allongée, en train de se dorloter pour toujours. Ah bien ! les enfants avaient plus de chance que les grandes personnes ! Et, comme la porte du père Bazouge laissait passer une raie de lumière, elle entra droit chez lui, prise d’une rage de s’en aller par le même voyage que la petite.
___Ce vieux rigolo de père Bazouge était revenu, cette nuit-là, dans un état de gaieté extraordinaire. Il avait pris une telle culotte, qu’il ronflait par terre, malgré la température ; et ça ne l’empêchait ⊂⊃pas de faire sans doute un joli rêve, car il semblait rire du ventre, en dormant. La camoufle, restée allumée, éclairait sa défroque, son chapeau noir aplati dans un coin, son manteau noir qu’il avait tiré sur ses genoux, comme un bout de couverture.
___Gervaise, en l’apercevant, venait tout d’un coup de se lamenter si fort, qu’il se réveilla.
___— Nom de Dieu ! fermez donc la porte ! Ça fiche un froid !… Hein ! c’est vous !… Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que vous voulez ?
___Alors, Gervaise, les bras tendus, ne sachant plus ce qu’elle bégayait, se mit à le supplier avec passion.
___— Oh ! emmenez-moi, j’en ai assez, je veux m’en aller… Tout de suite, je suis à vous, et je n'aurai plus peur, et je ne me reculerez plus, quand vous allongerez les mains… Il ne faut pas me garder rancune si j'avais l'air dégoûté. Je ne savais pas, mon Dieu ! On ne sait jamais, tant qu’on n’est pas prête… n'est-ce pas ?… Mais, je vous assure, je suis prête, partons tout de suite. Oh ! que vous aviez raison de dire qu'on est bienoui, l’on est content d’y passer un jour !… Emmenez-moi, emmenez- moi, je vous crierai merci !
___Et elle se mettait à genoux, toute secouée d’un désir qui la pâlissait. Jamais elle ne s’était ainsi roulée aux pieds d’un homme. La trogne du père Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuir encrassé par la poussière des enterrements, lui semblait belle et resplendissante comme un soleil. Cependant, le vieux, mal éveillé, croyait à quelque mauvaise farce.
___— Dites donc, murmurait-il, il ne faut pas me la faire !
___— Emmenez-moi, répéta plus ardemment Gervaise. Vous vous rappelez, un soir, j’ai cogné à la cloison ; puis, j’ai dit que ce n’était pas vrai, parce que j’étais encore trop bête… Vous voyez, je vous raconte tout. Je veux [÷÷÷÷]. Je vous aimerai bien, je n'ai plus que cette envie. Tenez, me voilà, je vous touche, je ne tremble plus du tout, n'est-ce pas ? Mais, tenez ! donnez vos mains, je n’ai plus peur ! Vous pouvez m'emmenerEmmenez-moi faire dodo, vous sentirez si je remue… Oh ! je n’ai que cette envie, oh ! je vous aimerai bien !
___Bazouge, toujours galant, pensa qu’il ne devait pas bousculer une dame, qui semblait avoir un tel béguin pour lui. Elle déménageait, mais elle avait tout de même de beaux restes, quand elle se montait.
___— Vous êtes joliment dans le vrai, dit-il d’un air convaincu ; j’en ai ⊂⊃ emballé trois, aujourd'hui, qui m'auraient donné un fameux pourboire, si elles avaient pu encoreencore emballé trois, aujourd’hui, qui m’auraient donné un fameux pourboire, si elles avaient pu        envoyer la main à la poche… Seulement, ma petite mère, ça ne peut pas s’arranger comme ça…
___— Emmenez-moi, emmenez-moi, criait toujours Gervaise, je veux m’en aller…
___— Dame ! il y a une petite opération auparavant… Vous savez, couic !
___Et il fit un effort de la gorge, comme s’il avalait sa langue. Puis, trouvant la blague bonne, il ricana.
___Gervaise s’était relevée lentement. Lui non plus ne pouvait donc rien pour elle ? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et se jeta sur sa paille, en regrettant d’avoir mangé. Ah ! non, par exemple, la misère ne tuait pas assez vite.


~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ Notes ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

(1)  Dans LRdL, la première lettre de trois lignes successives est décalée d'une ligne vers le bas.
(2)  Comme indiqué par ailleurs, le manuscrit manque.Les trois éditions ont sacré  (alors que Le Livre de Poche  écrit sacrée ).
(3) (3)  Seule l'édition de 1879 a faignante  et faignants.
(4) (4)  À plusieurs reprises, dans ce chapitre, Zola donne visiblement à Paris les limites que la ville avait avant 1860, quand elle s'arrêtait aux barrières  et que les boulevards extérieurs  méritaient leur nom puisqu'ils étaient sur le territoire de La Chapelle, Montmartre, La Villette ou Montrouge.
(5)  Zola avait écrit : Elle retourna vers les abattoirs ; elle revint vers l'hôpiltal. C'était sa promenade dernière, des cours sanglantes où l'on assommait les bêtes aux salles blafardes où la mort raidissait les gens, dans les draps de tout le monde. Oui, sa vie avait tenu là.  puis il a biffé tout le passage, pour le déplacer plus bas, en modifiant quelque peu le début.
(6)  LRdL  n'a que la première des deux expressions propres au manuscrit.
(7)  LRdL  a bâfrer et s'amuser.
(8)  LRdL  a un étrange où s'étalaient leur laideur blafarde ;.
(9)  LRdL  a seulement puis des silences brusques.
(10)  Zola avait d'abord écrit d'un bout à l'autre, qu'il a barré pour mettre tout le long  dans l'interligne.
(11)  Passage déplacé (voir ci-dessus la note (5)). Les derniers mots sont un bel écho à la fin du chapitre Ier : comme si sa vie, désormais, allait tenir là, entre un abattoir et un hôpital.
(12)  Zola avait écrit autre chose  qu'il a barré pour mettre rien de drôle  dans l'interligne.
(13)  LRdL  a s'épaisissait, toute gonflée.
(14)  LRdL  a chancelant‘ rêvant.
(15)  L'édition de 1879 termine la page 543 sur sort commun.  sans aller jusqu'à la fin de la ligne, comme pour préparer un nouvel alinéa ; mais la page 544 commence par ce qui, sans majuscule ni retrait.

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